Si les ouvrages qui racontent la guerre des tranchées, traitée sous tous ses aspects, sont extrêmement nombreux, relativement rares sont ceux qui traitent des tout débuts de cette guerre, de ce que l’on résume en quelques phrases, pendant nos cours, à savoir la guerre de mouvement. Cet ouvrage publié par Jean-Yves Le Naour, professeur en classes préparatoires à Aix-en-Provence, vient éclairer un aspect très mal connu de la guerre de 14-18, qui a souvent été présentée comme un temps fort de l’unité nationale, venu opportunément mettre un terme à la division des Français, notamment lors des débats sur le vote de la loi de séparation de l’église et de l’État.

En réalité, à la lecture de ce livre qui retrace les conséquences d’un épisode qui s’est déroulé les 21 août 1914 près de Nancy, on se rend compte qu’il existe bien, dans cette France ou la IIIe République a été consolidée depuis au moins 30 ans, une fracture profonde entre le Nord et le Sud.
Le point de départ de cette histoire est pourtant très simple : les 21 août 1914, près de Nancy, le 20e corps, de recrutement lorrain, et le 15e, composé en majorité de soldats provençaux, se heurtent à un violent tir de barrage de l’artillerie allemande. L’offensive libératrice à travers l’Alsace et la Lorraine prévue par l’état-major français se heurte à une organisation allemande efficace qui a déjà intégré, bien avant la guerre de position, la technique du barrage d’artillerie. Le plan Joffre est en réalité un sanglant échec. L’état-major et le gouvernement se sont donc mis en quête de boucs émissaires, et ce sont les méridionaux, ces soldats du Midi dont on se méfie depuis que certains d’entre-eux ont mis crosse en l’air, lors de la révolte viticole de 1907, qui se voient donc stigmatisés.

L’ouverture du parapluie

Lors de cette offensive, les officiers de l’état-major manquent cruellement de lucidité. Si le général de Castelnau se révèle plutôt prudent, et surtout inquiet devant un adversaire qui se dérobe, dans un premier temps son subordonné, Ferdinand Foch, attend désespérément qu’on lui donne l’occasion de croiser le fer avec l’Allemand. Cet officier a une conception de la guerre qui est celle du XIXe siècle, dans laquelle l’infanterie, reine des batailles, mène des offensives de masse qui se terminent au corps à corps.
Les aviateurs qui avaient survolé les positions ennemies et informé l’état-major sur leur organisation sont pris littéralement pour des farceurs et leurs précieux renseignements ne sont pas pris en compte.

Lorsque l’offensive commence, les troupes françaises sont littéralement pilonnées par des obusiers de gros calibre, le 20e et 15e corps d’infanterie sont incapables de réaliser leur jonction, et cette percée à travers les provinces perdues se termine en débandade. Très rapidement, les officiers du 20e corps, celui de Lorraine, refusent de reconnaître leurs erreurs et cherchent des coupables. Ils affirment que le 15e corps de Provence aurait lâché pied et entraîné mécaniquement la retraite générale, oubliant que ce sont eux, les Lorrains, qui, les premiers, ont plié devant l’ennemi. Ils n’avaient d’ailleurs pas le choix.

Les méridionaux n’ont certainement pas démérité en laissant 10 000 des leurs sur le champ de bataille durant la journée du 20 août. Toute la guerre durant, le général de Castelnau gardera le silence sur l’affaire de Morhange en refusant d’accuser Foch qui lui avait désobéi.

C’est à partir du 23 août, que le général Joffre a commencé son entreprise de réécriture de l’histoire. Dès les 21 août, dans une conversation téléphonique avec le ministre de la guerre, Joffre s’en prend aux méridionaux qui n’ont pas tenu sous le feu et qui ont été la cause de l’échec de l’offensive. Le ministre de la guerre, qui est alors Adolphe Messimy, couvre son officier supérieur et fait écrire par le sénateur Auguste Gervais, lui aussi radical, un article à charge dans le journal Le Matin contre les Provençaux.

La colère du Midi

La parution de cet article le 24 août 1914 dans un journal qui publie à plus d’un million et demi d’exemplaires crée un séisme politique et soulève la Provence de colère. L’article suscite également une émotion d’une autre nature. Les faits évoqués quoique grossièrement inexacts ne sont pas remis en cause, mais ce qui est contesté c’est surtout la remise en cause de l’Union Sacrée autour de laquelle on prétend réunir les Français.

Les journaux méridionaux comme le Petit provençal, le Petit Marseillais, le Soleil du Midi, attaquent avec violence le sénateur Auguste Gervais. Les politiques méridionaux comme René Viviani, Joseph Thierry député de Marseille, Frédéric Mascle, sénateur des Bouches-du-Rhône, ouvrent le feu. Le ministre de la guerre et Joffre, tout comme Gervais, essaient de revenir en arrière mais il est trop tard. René Viviani le président du conseil et même le président de la république Raymond Poincaré, qui est Lorrain, cherchent à se débarrasser de ce ministre qui est finalement congédié.

Ce qui aurait pu apparaître au début de la guerre comme une « mauvaise gestion de la communication », va littéralement empoisonner les relations politiques entre le Nord et le Sud du pays. En réalité, ce dérapage ou plutôt tout simplement cette «ouverture de parapluie» d’un officier d’état-major particulièrement maladroit révèle une cassure profonde entre les différentes parties du pays, qui relève à la fois de l’accumulation de préjugés et de cicatrices mal refermées de l’histoire.

Le Midi est une notion abstraite, produit des représentations collectives plus que réalité effective, mais c’est aussi une notion récente souligne l’auteur. Depuis sans doute le Moyen Âge, mais surtout à partir du XVIIe siècle, à l’heure de la construction du centralisme monarchique, le provincial méridional représente le type de l’individu mal dégrossi.
Dans des pièces de Corneille de Molière, les personnages ridicules sont souvent des méridionaux comme Georges Dandin ou M. de Pourceaugnac. Certes, le bourgeois gentilhomme est un Parisien, mais il est clair que la province reste archaïque aux yeux des élites. Paris est bien considéré comme le centre de la modernité, du patriotisme et des Lumières face à une province enfoncée dans l’obscurantisme. La Révolution Française, les insurrections fédéralistes et l’insurrection de la Vendée renforcent les élites parisiennes dans leurs préjugés anti provinciaux.

De la gasconnade au racisme

Le genre littéraire des gasconnades, qui sera suivi ensuite par les Pagnolades, renforce cette image. Même Montesquieu dans l‘Esprit des lois présente les effets de l’influence du climat dans la détermination des caractères, et soutient la thèse de l’infériorité des populations qui vivent dans un climat chaud : « les peuples des pays chauds sont timides comme les vieillard le sont ; ceux des pays froids sont courageux comme les jeunes gens. »

C’est avec la révolution française que le Gascon, extravagant, courageux, comme le capitaine Fracasse, Cyrano de Bergerac ou d’Artagnan, laisse peu à peu la place à ce Provençal qui incarne désormais le méridional.
La résistance du Midi provençal à l’autorité de l’assemblée nationale ne relève pourtant pas de la contre-révolution mais du girondisme.
La ville de Marseille est même débaptisée par arrêté du 6 janvier 1794 et appelé pendant un temps « Ville sans nom ». On va même jusqu’à écrire au Comité de salut public le 6 novembre 1793 : « méfiez-vous de l’esprit du Midi, songez au caractère des hommes de ces climats».
Dans un autre genre, Victor Hugo en 1839 écrit : « à Paris on querelle, à Avignon on extermine…. Quand le soleil du Midi frappe sur des idées violentes contenues dans des têtes faibles il en fait sortir des crimes. »
Michelet, pour qui l’histoire est d’abord géographie, décrit le Languedocien comme doté d’une énergie meurtrière et d’une violence tragique :« la Provence brûlée, par le soleil et balayée par le mistral, possède une nature capricieuse, passionnée et colère.»
Bien plus tard, en voyage à Toulouse, Hippolyte Taine ajoute des considérations racistes : « les gens d’ici me déplaisent excessivement. Il y a dans l’accent un jappement est comme des rentrées de clarinette. À les voir remuer, s’aborder, on sent qu’on est en présence d’une autre race : un mélange du carlin et du singe; une facilité vide, une exagération involontaire et continue, un manque de tact perpétuel. »

Race métisse et trouble

Enfin, Alphonse Daudet invente le bouffon national, Tartarin de Tarascon, tandis que Jules Michelet, généralement mieux inspiré, se demande : « mais qu’attendre de plus d’une race métisse et trouble, celto-grecque-arabe, avec un mélange italien »

Les préjugés sur les méridionaux se retrouvent également dans la perception qu’une bonne partie de la droite conservatrice a pu avoir de la IIIe République consolidée. Dès avant la chute de l’empire, Déroulède parle de ces gens du Midi qui sont, comme Gambetta, braillards, blagueurs, vaniteux, égoïstes, incapables et naïfs.
Mais ce sont ces méridionaux, d’après Maurice Barrès, qui peu à peu, grâce à leur maîtrise du discours et à leur duplicité, se sont emparés des institutions de la république.
Le méridional aime la politique, les politiciens du Midi se situent à gauche, ils défendent des impôts élevés et une redistribution sociale qui leur permettra de couler des jours heureux sans travailler en vivant comme des parasites sur le dos du peuple du Nord. En 1899, la victoire électorale du Bloc des gauches est présentée comme une catastrophe nationale par un certain nombre de députés conservateurs qui dénoncent le journal radical toulousain la Dépêche et « ces faces d’ébène et de pain trop cuit ».

Le méridional habile et dangereux

La révolte du Midi en 1907, qui est d’abord languedocienne et viticole, voit également s’accentuer la fracture entre le Nord et le Sud. Ce sont très clairement les intérêts des vignerons du Midi, défenseurs du vin naturel, qui s’opposent à ces betteraviers liés aux industriels du Nord qui pratiquent le mouillage et le sucrage du vin.
La révolte de 1907 apparaît aux yeux des conservateurs du Nord comme la mise en pratique des théories antimilitaristes que professe le Midi rouge. Lorsque l’on envoie la troupe rétablir l’ordre, après la mutinerie du 17e, certains officiers se lâchent : « le Biterrois est intelligent, paresseux, jouisseur, extrêmement vaniteux, souple et faux. Par nature, il fait de la politique, il lit les journaux et aime à pérorer sur le forum. Avec ce caractère que je viens d’essayer de dépeindre, cette population devait accueillir avidement les doctrines socialistes antimilitaristes. Le Midi est actuellement mûr pour le socialisme. Au point de vue moral, le Midi est totalement perverti. »

Avec l’épisode d’août 14, l’idée que les soldats méridionaux ne sont pas fiables et sont même des traîtres en puissance va se développer. Les médecins militaires ont pour ordre de traquer les blessures louches, et il semblerait que la condition de méridional soit un facteur aggravant dans l’examen pointilleux de ceux que l’on soupçonne comme ayant commis des actes d’automutilation. Ainsi, le 18 septembre 1914, six accusés originaires du Midi passent devant une cour martiale, et sont fusillés sur la seule foi d’un certificat médical.

Jean-Yves Le Naour, nous propose donc un ouvrage passionnant, qui interpelle forcément l’auteur de ces lignes, qui a comme particularité d’être à la fois biterrois, sicilien, tunisien donc arabe, et qui a eu parfois à combattre certains préjugés. Si on ajoute à cela la passion pour la tauromachie, ça fait beaucoup…

Mais au-delà de cet exemple personnel, qui est somme toute de peu d’importance, cet ouvrage montre surtout que certaines passions ne sont pas forcément éteintes. Il est quand même surprenant que dans les affrontements qui se déroulent autour de certains matchs de football, entre Marseille et le Paris-Saint-Germain, on retrouve certaines insultes qui rappellent quand même celle dont étaient gratifiés ses soldats du Midi, « tout juste bons à prendre des balles dans le cul ».
L’honnêteté, à défaut de la correction, nous oblige à dire que nous tirons un trait d’égalité dans la répartition de la connerie entre supporters et hooligans, quels que soient les points cardinaux dont ils sont issus.

© Bruno Modica