Beau livre illustré consacré à l’histoire des services secrets français de 1870 à 1989.
Sous une photo de couverture à l’effigie de Roger Wybot, qui fut le premier chef de la DST, ce bel album grand format rassemble le fruit de deux ans d’exploration dans les discrets trésors des archives, grâce auxquels Bruno Fuligni illustre les « très riches heures » des services secrets français. En maître d’oeuvre habitué à décliner avec bonheur le modèle du cabinet des curiosités dans le registre bibliographique, il reprend pour ce faire la méthode qu’il avait déjà précédemment suivie avec succès, sous le pavillon du même éditeur, pour prospecter «Dans les archives secrètes de la police : Quatre siècles d’Histoire, de crimes et de faits divers» (2009). Il s’est entouré pour ce nouveau labeur d’une solide équipe de quarante-deux auteurs parmi lesquels on remarque les noms de Pierre Assouline, Serge Berstein, Gérard Chaliand, Frédéric Guelton, Jean-Noël Jeanneney, Jean Lacouture, Jean-Dominique Merchet, Jean-Pierre Rioux ou Benjamin Stora. La qualité iconographique est elle aussi au rendez-vous. Associant somptueusement photos d’époque, reproductions d’objets et fac-similés de documents (dont le texte intégral est scrupuleusement retranscrit dans une copieuse annexe finale), l’illustration bénéficie d’un soin remarquable qui rend particulièrement attrayant le parcours effectué à travers un siècle d’histoire, ou plutôt d’épopée, des services français de renseignement et de contre-espionnage, depuis la tourmente de 1870 jusqu’à la grande délivrance de 1989.

C’est donc un large tableau que peint ce florilège de cinquante-sept épisodes répartis au long d’un fil chronologique découpé en trois époques majeures (1870-1918, 1918-1947, 1947-1989). D’abord hégémonique, la préséance vouée à l’Allemagne s’élargit à l’URSS pendant l’entre-deux-guerres. Après 1945, les combats de la décolonisation et la menace soviétique deviennent les nouvelles priorités. Chacune des séquences retenues fait l’objet d’un récit limpide et plaisant, agrémenté par une riche sélection iconographique, en s’appuyant notamment sur des pièces rares, souvent étonnantes et inédites, extraites des fonds d’archives. De provenance administrative variée, policière (les RG et leurs précurseurs), militaire (dossiers du 2e Bureau, rapports des attachés militaires) ou judiciaire (Cour de sûreté de l’état), les documents présentés sont pour partie issus des trésors rapatriés des mythiques «Fonds de Moscou» retournés à la France après avoir été dérobés par les nazis puis séquestrés par les soviétiques plusieurs décennies durant. Le patrimoine des discrets musées du renseignement français a également été mis à contribution pour présenter un riche assortiment d’objets et accessoires d’espionnage et de sabotage.

Si l’analogie avec le cabinet de curiosités s’impose avec une telle évidence, c’est qu’elle entre éminemment en résonance avec le choix à la fois pittoresque et éparpillé des angles traités. Les affaires célèbres côtoient les épisodes inconnus ou oubliés. Les trajectoires individuelles voisinent avec des missions collectives, des rapports de synthèse et des actions techniques. Le propos est très varié, au risque d’un assemblage un peu hétérogène, et laisse parfois dans un certain flou le lecteur qui manquerait de références. Si la présentation de la création du BCRA à Londres par les Français Libres à Londres est d’une précision qui ne laisse rien à désirer, rien ne permet en revanche de situer les contours des services français d’avant-guerre (le mythique 2e Bureau) dont les actions sont pourtant largement évoquées. De même, on peut être ponctuellement désorienté par l’optique très englobante avec laquelle le sujet a été envisagé. Le lien avec les services secrets de certains des thèmes abordé peut en effet sembler quelque peu incertain voire lointain, qu’il s’agisse de l’utilisation de la Tour Eiffel pour l’expérimentation de la TSF, de la rumeur «bochisant» la firme suisse Maggi et de ses douloureuses conséquences en 1914, ou de l’emploi de la reconnaissance aérienne et de la colombophilie militaire sous la Première Guerre Mondiale. Il en est de même des enquêtes de la gendarmerie sur les observations d’Ovnis dans les années 1970 et de l’intervention de la Légion à Kolwezi en 1978. En flânant ainsi ouvertement en marge de son propos central, cette diversité quelque peu buissonnière n’en évoque pas moins des dossiers souvent riches en intérêt.

Car, au fil des intérêts et des curiosités de chacun, il est difficile de ne pas trouver dans ce panorama matière à apprendre, se divertir ou s’émouvoir. Si les services secrets sont essentiellement un monde d’hommes, quelques femmes ont aussi marqué les annales de l’espionnage : le parcours de courtisanes connues comme la Païva et l’emblématique Mata Hari est évoqué, mais on découvre aussi le rôle plus inédit de « taupes de charme » que jouèrent des vedettes du Music Hall à la fibre patriotique telles Mistinguett, transmettant les confidences d’un amant allemand aux services français pendant la Première Guerre Mondiale, ou Joséphine Baker, divine égérie de la Résistance durant la Seconde. Dans un registre anecdotique mais plaisant, on plonge dans les coulisses de la désertion du capitaine Jacques Sadoul, séduit par le bolchevisme en 1918, et on parcourt les arcanes administratives du dossier d’homologation des titres de résistance d’un certain François Mitterrand. Aux prémices du nazisme, on prend connaissance d’une fiche de renseignements sur le «journaliste» Adolf Hitler rédigée par un service français en 1924. Parmi les sujets de fond liés à la Seconde Guerre Mondiale, on remarque plus particulièrement le rapport technico-industriel d’un agent français au Salon de l’auto de Berlin en 1939 (le commentaire de cette source livré par Serge Berstein souligne l’effort de motorisation impulsé par le pouvoir nazi dans la perspective d’une guerre mécanisée), les efforts de décryptage des codes allemands de la machine Enigma, les activités de prédation économique de la «Firme Otto» sous l’Occupation, et la mise en place des équipes Jedburgh dans le cadre des préparatifs du débarquement de 1944. La décolonisation permet notamment d’aborder l’action -parfois équivoque- de la CIA pendant la Guerre d’Indochine, et la chasse au trafic d’armes en Méditerranée organisé au profit du FLN durant la Guerre d’Algérie. Hauts faits de la Guerre Froide, la retentissante trahison du diplomate français Georges Pâques, taupe soviétique à l’OTAN, fait pendant à la célèbre affaire Farewell, qui constitua la plus grande fuite de l’histoire de l’URSS : en livrant aux services français 3000 documents ultra secrets, le colonel du KGB Vladimir Vetrov donna au camp occidental un coup de pouce décisif qui lui permit d’affiner sa perception des capacités chancelantes de l’URSS à la fin du règne de Brejnev. On ne peut enfin qu’être saisi par une certaine émotion historique en se trouvant confronté à la puissance d’évocation de quelques pièces d’archives exceptionnelles, qu’il s’agisse du dossier du capitaine Dreyfus (présentant une émouvante reproduction du fameux Bordereau à l’origine de l’affaire), du fascinant «rapport Bajanov», portrait de première main rédigé par l’ex-secrétaire particulier de Staline sur son ancien maître, ou du compte-rendu étonnant rédigé sur son séjour en camp de concentration par un gendarme consciencieux, membre d’un petit groupe de prisonniers de guerre de 1940 internés par erreur à Mauthausen pendant quelques mois avant d’être libérés en 1941. Enfin, les technophiles ne manqueront pas d’être passionnés par les ébouriffantes prouesses des « plombiers » de la section Aspiro du SDECE, qui fut chargée des opérations de «démicrotage» des locaux diplomatiques français à l’étranger au temps de la Guerre Froide…

Imageant avec bonheur chasse aux renseignements et chasse aux espions, ce beau livre très illustré est d’une lecture plaisante et fluide. Il reflète avec acuité le regard propre aux agents secrets, capable d’une lucidité confidentielle dont la justesse rétrospective est quelquefois troublante, mais susceptible aussi de s’enliser dans d’abyssaux errements ou de se faire «intoxiquer» en beauté par sa cible. De ce tour d’horizon très varié émerge une troublante mythologie, alternative et addictive, qui substitue aux espions de fiction leurs homologues, pas si poussiéreux, des archives.

© Guillaume Lévêque