« Entreprise indissociablement intellectuelle et citoyenne, ce projet vise à constituer par les voies du livre et d’internet l’équivalent d’un Parlement des invisibles pour remédier à la mal-représentation qui ronge le pays. » (p. 13) C’est ainsi que Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France, précise, dans ce manifeste, le projet qu’il vient de lancer.

Il part du constat que la société française est à la recherche d’elle-même, en attente d’une reconnaissance. A défaut de se reconnaître dans le monde politique professionnalisé, Rosanvallon estime que les Français ont besoin d’une tribune pour faire comprendre les changements qu’ils vivent (nouveaux lieux et modes de travail). Ce besoin est d’autant plus pressant que « la période contemporaine marque l’entrée dans un nouvel âge de l’individualisme : l’individualisme de singularité. » (p. 21) Pour répondre à ces besoins, le sociologue a entrepris avec les éditions du Seuil un vaste projet qui s’appuie sur la publication de petits opus et d’un site internet, ces supports permettant de « sortir de l’ombre des existences et des lieux » (p. 22)

Pour cela, c’est bien une « démocratie narrative » (p. 23) qui doit se mettre en place, « à rebours d’un mouvement de « pipolisation » qui cultive un voyeurisme focalisé sur un petit nombre de personnalités caractérisées par leur hyper-visibilité médiatique en même temps que par leur distance abyssale avec le commun des mortels » (p. 29) Donner la parole au peuple (aux peuples) a déjà été expérimenté au XIXème siècle par le biais de journaux populaires, de romans, d’essais. L’entreprise actuelle combine écrits d’anonymes et d’écrivains « professionnels » (journalistes, romanciers), brouillant les frontières entre les styles littéraires. Si « Raconter la vie entend participer activement à la poursuite de ce décloisonnement et de cette pluralisation des modes de compréhension de la réalité » (p. 58), le projet éditorial opère encore une distinction entre anonymes et professionnels, même si le premier titre publié a été celui de « Moi, Anthony, ouvrier d’aujourd’hui ». Le site Raconterlavie témoigne, par la fréquence des publications de textes, du succès de l’opération. Des formats très courts sont proposés (une évaluation du temps de lecture est indiquée : 6 minutes). Ces récits dévoilent la vie de ceux auxquels personne ne fait attention : la serveuse de fast-food, le conducteur de métro, l’élève handicapé, le travailleur au noir ainsi qu’Alias, l’habitant du périurbain dont la lecture du récit ravira les géographes du périurbain.

Catherine Didier-Fèvre © Les Clionautes