Transmettre « l’esprit du Larzac »
Les historiens le savent depuis longtemps, avoir un point de vue n’empêche pas l’historien sérieux de mener un travail de recherche solide afin de tendre vers l’objectivité. C’est ce qu’avait fait Pierre-Marie Terral dans l’ouvrage de référence qu’il a publié il y a quelques années à partir de sources diverses et de nombreux entretiens : Larzac. De la lutte paysanne à l’altermondialisme (2011). Avec cette bande dessinée, c’est peut-être un autre défi qu’il essaie de relever : toucher un public plus large et transmettre l’histoire et l’esprit de cette lutte à de nouvelles générations parmi lesquelles celles et ceux qui aujourd’hui s’engagent « pour la Terre ». Comme l’avait fait d’une certaine manière, en 2011, le magnifique film de Christian Rouaud (Tous au Larzac). Pour y parvenir, l’historien s’est associé à un dessinateur qui utilise avec bonheur le noir et blanc, Sébastien Verdier, auteur avec Pierre Christin pour le scénario, d’un roman graphique consacré à Georges Orwell. Par ailleurs, le lecteur trouvera aussi dans cet ouvrage des photographies des grands moments de ce combat ainsi que la reproduction d’affiches et d‘autres documents dont le fameux serment des 103 paysans du plateau.
Une lutte longue et difficile
L’ouvrage est centré sur la lutte elle-même et non sur la mémoire de ce combat à la différence du livre de Pierre-Marie-Terral paru en 2011. Et ce même si la postface, intitulée « Larzac, sur les chemins de l’histoire » évoque la postérité de cette mobilisation, le destin de quelques-uns des paysans qui en furent les protagonistes et les mémoires de cette lutte. La lutte du Larzac proprement dite s’étend sur près de dix ans : de 1971 (annonce par Michel Debré du projet d ‘extension du camp militaire) à 1981 (annonce que le gouvernement de François Mitterrand, nouvellement élu, renonce à ce projet). Dix ans de luttes incessantes avec des temps forts, des escarmouches, un quotidien parfois usant, des moments d’espoir, d’autres de doutes et des questionnements fréquents. Les temps forts et les divers lieux de cette lutte sont connus : manifestation de Rodez puis action sur le Champ de mars (1972), montée en tracteurs et premier rassemblement sur le plateau (1973), rassemblement sur le causse de 1974, entrée dans le camp militaire (1976), rassemblement à nouveau en 1977, marche sur Paris (1978), retour sur le Champ de Mars en 1980…
Des acteurs nombreux, « des rencontres improbables »L’expression est reprise à Xavier Vigna et Michelle Zancarini-Fournel. « Les rencontres improbables dans « les années 68″ », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 2009/1 (n° 101), pages 163 à 177.
Le livre nous permet de revoir les acteurs de ce combat. Michel Debré, Valéry Giscard d’Estaing, favorables au projet, qui s’appuient sur l’armée, bien sûr, mais aussi sur les Renseignements généraux, la gendarmerie… soutenus par une partie des habitants du plateau, en particulier les commerçants de La CavalerieDes acteurs n’ont toujours pas été identifiés cependant : ceux qui ont posé une bombe en 1975 au domicile d’un paysan hostile au camp. Bombe qui fort heureusement ne fît aucune victime.. De l’autre côté des paysans qui peu à peu vont changer, s’enhardir et converger avec des alliés fort divers et bien étranges pour ceux qui étaient souvent au départ conservateurs et catholiques. Soit pêle-mêle : des syndicats ouvriers, des grévistes de Lip, des membres du PS et du PCF, des gauchistes divers et variés (maoïstes, animateurs des Cahiers Occitanie libre de la LCR de Montpellier, membres du PSU…), la constellation des catholiques de gauche, de bien curieux non-violents (autour de Lanza del Vasto), des écologistes courant alors naissant (avec René Dumont), des journalistes du Canard enchainé ou de Charlie hebdo, des régionalistes défenseurs de l’Occitanie, des juristes fûtés, un général pacifiste (Jacques Pâris de la Bollardière), des artistes divers (Ariane Mnouchkine, Graeme Allwright, Claude Marti), des intellectuels nombreux (il y eût même une université Larzac), des soutiens qui s’installèrent sur le causse (dont José Bové et Alice Monier) et tant d’autres encore… Parmi ces nombreux appuis, des paysans dissidents, avec Bernard Lambert et les Paysans-travailleurs jouèrent un rôle important. C’est d’ailleurs B. Lambert qui eut l’idée d’impulser le premier rassemblement sur le plateau et qui y prononça un discours où il célébrait le mariage des Lip et du Larzac, le mariage des ouvriers et des paysans. Il ne faut pas oublier bien sûr les brebis qui profitèrent de ce combat pour déguster l’herbe parisienne, visiter le tribunal de Millau ou gambader dans des lieux où elles n’étaient pas attendues. Surtout, ces têtus paysans aveyronnais firent preuve d’une ferme volonté, d’une forte combativité et d’une grande inventivité. Et rendons grâce aux auteurs, ils n’oublient pas le rôle des femmes, qui effacées au départ, s’affirmèrent peu à peu par cette lutte.
Une inventivité indéniable
Dans ce très long combat, aidés par leurs alliés, les paysans surent faire preuve d’une inventivité indéniable qui mit les nerfs des défenseurs de l’extension du camp à rude épreuve. Après avoir assez vite tranché en faveur d’une stratégie non-violente, ce qui n’exclut pas les coups de sang, les tensions et les confrontations. En effet, « en dépit des difficultés, le mouvement n’a pas renoncé à son identité dont la non-violence et la propension à l’humour sont des composantes essentielles ». D’une certaine manière, nos caussenards ont agrémenté la désobéissance civile à la sauce aveyronnaise : construction illégale d’une bergerie, refus de paiement de 3% de l’impôt, achat de parcelles pour un groupement foncier agricole afin de disperser les propriétaires et de rendre plus long le rachat des terres par l’armée, occupations illégales de fermes situées sur les terres de l’armée, saisie de documents dans un camp militaire, destruction de dossiers de l’enquête parcellaire, renvoi de livrets militaires, intrusion non autorisée de brebis dans des bâtiments ou des jardins publics, réalisation d’un journal Gardarem lo Larzac, utilisation des tribunaux comme tribune de la cause du causse… Il y eût même une mare, dédiée aux palmipèdes, propriété du Canard enchainé. Cette inventivité leur permit de faire connaître leur lutte et de faire comprendre leur détermination mais, rappelons-le, ce fût une décision présidentielle qui mit fin à ce projet en 1981.
Une expérience utile pour l’avenir ?
L’historien peut facilement saisir l’influence de cette lutte jusqu’à nos jours. Le Larzac été une « vitrine de la contestation » post-68 et a vu des liens se tisser entre les opposants à l’implantation d’une centrale nucléaire à Plogoff (Bretagne), ceux qui refusaient l’aéroport de Notre-Dame des landesDominique Loquais qui chante en 1974 « l’hymne du Larzac » originaire de Loire-Atlantique connaît bien un des artisans du combat contre le projet à NDDL, proche des Paysans-travailleurs., les ouvrières et les ouvriers de Lip et les caussenards, dans les années 1970. Il a aussi constitué un lieu de mémoire, pour celles et ceux qui veulent transformer la société, réactivé en 1999, 2000 puis 2003 par José Bové et la Confédération paysanne dans la critique de la malbouffe et de l’Organisation mondiale du commerce. En 2023, d’ailleurs, des milliers de personnes pour la plupart jeunes, se sont regroupés sur ce plateau dans un rassemblement intitulé « Les Résistantes, rencontre des luttes locales et globales ».
Quant à savoir si cette expérience est utile pour l’avenir cela renvoie bien sûr aux convictions de chacun. Toutefois, le lecteur l’aura compris, les auteurs de cette bande dessinée, comme le rédacteur de cette note d’ailleurs, penchent pour une réponse positive à cette question. Laissons le mot de la fin à Pierre-Marie Terral :
« Articulant actions de terrain et engagements internationaux, la lutte paysanne est entrée en résonance avec la formule « Penser global, agir local », employée par l’agronome René Dubos lors du premier sommet sur l’environnement en 1972[…]. Ainsi, à la manière d’autres mouvements, le Larzac continuera de faire entendre sa petite voix dissonante, d’un combat pour la terre à celui pour la Terre… ».
Un ouvrage à lire absolument qui même s’il n’entre pas dans les « programmes officiels » des lycées permet de réfléchir à l’éducation à la citoyenneté.