Qui connaît les livres d’Annie Ernaux sait à quel point elle sait « Raconter la vie ». Aussi, rien d’étonnant à ce que Pierre Rosanvallon lui ait confiée l’écriture d’un opus de la collection. Elle a choisi un lieu emblématique de notre société : l’hypermarché. Cet endroit a toujours exercé sur cette fille d’épicier une fascination comme en témoigne la liste des hypermarchés qu’elle a fréquentés au cours de son existence et qu’elle établit pour commencer son ouvrage. Loin d’être un « non-lieu » (cf. Marc Augé), elle estime que cet espace est central dans notre société et qu’il était temps de lui donner un statut littéraire à part entière.

Pour cela, elle a rédigé un journal (du 8/11/12 au 22/10/13) à chaque fois qu’elle s’est rendue aux Trois Fontaines, cœur commercial de la ville nouvelle de Cergy-Pontoise. Elle a tenu à garder son rôle de cliente et à ne pas mener une enquête active. Aussi, se dessine, par touches impressionnistes, ce qui fait le propre de cet « espace familier dont la pratique est incorporée à l’existence, mais dont on ne mesure pas l’importance sur notre relation aux autres, notre façon de « faire société » avec nos contemporains au XXIème siècle. » (p. 12)

Elle rend compte ainsi de ses visites dans ce temple de la consommation où les objets ont une durée de vie très limitée : excellentes pages sur le statut des jouets, icônes de l’Avent, vite considérés comme rebuts dans les jours qui suivent Noël, analyse de l’emplacement des produits discount dans le magasin à proximité de la nourriture des chiens et chats. Elle s’intéresse à la disparition des SDF dans le centre commercial (dont l’entrée est filtrée par les vigiles. Cf. Le grand soir, 2012), aux heures de fréquentation des différents groupes sociaux et ethniques au cours de la journée, réfléchit à l’organisation de l’espace au sein du centre commercial (rareté des sièges, organisation des produits dans les rayons). Elle constate aussi le recul du personnel face à la généralisation des caisses automatiques et des scanners confiés aux clients. Elle réfléchit sur le temps d’attente à la caisse et assimile à un déballage de notre vie le moment où l’on dépose ses articles sur le tapis. Elle décrypte les ressorts du marketing qui cible encore et toujours (comme à l’époque du Bonheur des dames) la gente féminine.

Ceux qui estiment qu’aller au supermarché s’apparente à une corvée risquent d’avoir du mal à apprécier la poésie qu’Annie Ernaux trouve à ce lieu. Toutefois, ils seront d’accord avec elle pour estimer que, dans ce lieu, se joue une partie de nos existences. « Faire les courses à deux pour la première fois signe les prémices d’une vie commune. C’est accorder les goûts, les budgets, déjà faire couple autour de la nourriture, ce besoin premier. » (p. 30). Un rituel digne du premier rendez-vous ?

Catherine Didier-Fèvre © Les Clionautes