Une étude de cas historique sur la gestion et la médiatisation d’une crise humanitaire

Gouverneur Gourbeyre, Basse-Terre, à ministre de la Marine, 8 février 1843 (reproduit dans la presse française, belge ou britannique) : «Monsieur le Ministre,
Un tremblement de terre, dont la durée a été de 70 secondes, vient de jeter la Guadeloupe dans un état de consternation profonde. Cet événement a eu lieu ce matin à dix heures et demi environ (…) au moment où je vous écris, j’apprends que la Pointe-à-Pitre n’existe plus ! Je monte à cheval, je vais me transporter sur le lieu du désastre.»

Gouverneur Gourbeyre, Pointe-à Pitre, le 9 février 1843, 3 heures :
«La Pointe-à-Pitre est détruite de fond en comble. Ce qui a été épargné par le tremblement de terre a été détruit par l’incendie (…) Je vous écris sur les ruines de cette malheureuse cité en présence d’une population sans pain et sans asile (…) et des morts encore sous les décombres qu’on porte à plusieurs milliers. L’incendie dure encore (…) J’implore en faveur des malheureux habitants de la Guadeloupe cette bonté inépuisable qui fait descendre du trône tant de bienfaits ! J’implore aussi la France, dont la générosité tendit naguère une main secourable à nos frères de la Martinique : elle n’abandonnera pas une population toute française, elle ne délaissera pas les veuves et les orphelins que ce grand désastre vient de plonger dans la plus profonde misère.»

Un outil pour l’historien, un exemple pour le géographe

Le 8 février 1843, un tremblement de terre de magnitude 8 dévastait la Guadeloupe, détruisant entièrement la Pointe-à-Pitre. L’hypocentre et l’épicentre n’étaient qu’à quelques milles du Nord-Est de la Guadeloupe, face au Moule. L’état-civil dénombra 680 décès, effectif qu’il faut sans doute multiplier par deux même si on alla jusqu’à annoncer 4000 décès.
Préfacé par Hélène Servant, qui fut, à une date encore récente (2007), conservatrice en chef du patrimoine et directrice des Archives départementales de la Guadeloupe, l’ouvrage est avant tout l’œuvre de Claude Thiébaut, qui en a constitué le corpus à partir des papiers de l’amiral Gourbeyre dont certains avaient déjà été rassemblés par l’un de ses officiers d’ordonnance. Ce baron auvergnat est gouverneur de la Guadeloupe de 1842 à 1845, date de son décès dans cette colonie d’une fièvre typhoïde. L’essentiel est constitué d’échanges épistolaires, de documents de presse et d’arrêtés gubernatoriaux. L’ensemble est ramassé en deux volumes totalisant près de 600 pages qu’il serait bien malaisé de parcourir si Claude Thiébaut n’avait eu soin de baliser le sentier avec un index des noms, mais aussi un index thématique (appelé « index des sujets »). Celui-ci propose ainsi les entrées « économie », « thèse de l’incendie volontaire », « troubles », « maladie », « secours », « esclaves », etc. Sans doute la logique de ce système aurait-elle pu être poussée plus loin mais la tâche est ardue et son caractère inachevé laisse à l’historien le choix d’entrées en rapport avec sa problématique au lieu d’un travail entièrement formaté. L’ouvrage compte aussi un index des navires et une liste de sources complémentaires.

Au XIXe siècle, un représentant du pouvoir face à une catastrophe naturelle

Pour les deux volumes, la couverture montre, sur fond d’image d’Épinal, le portrait en médaillon de ce gouverneur qui a laissé son nom à la petite commune qui abrite, sur l’ancienne habitationHabitation signifie plantation en français des Antilles Bisdary, les locaux des Archives départementales, à quatre minutes de Basse-Terre et du Fort Delgrès. Dix pages fournissent quelques repères biographiques en fin de second volume. S’il est aisé de comprendre que les tendances historiographiques actuelles se portent davantage vers l’histoire des sans-grades, victimes de l’esclavage, la personnalité de ce représentant de l’État peut cependant nous éclairer, tant au plan de l’histoire générale de l’administration et du pouvoir qu’à celui très particulier du contexte de la Guadeloupe dans les années qui précèdent l’abolition. Même en se référant au modèle braudélien de l’homme de pouvoir qui ne représente que l’agitation de surface et ne peut rien contre les grands courants marins, la façon d’user de ce pouvoir contribue tout de même à faciliter ou freiner les évolutions en cours. A ce titre, Hélène Servant et Claude Thiébaut semblent convenir du rôle post-mortem de Gourbeyre dans l’élaboration des conditions qui furent celles de l’abolition de l’esclavage en Guadeloupe.

La catastrophe guadeloupéenne du 8 février 1943, un événement de première importance dans les médias français et étrangers

Du point de vue de l’histoire des médias et des crise humanitaires, on peut rester bouche bée devant l’importance prise par la catastrophe guadeloupéenne du 8 février 1943 dans les médias d’une métropole où il faut plusieurs semaines avant que l’événement soit connu. Avec les médias, on passe d’une réalité vécue à la construction d’une réalité perçue, état sans lequel rien n’existe aux yeux de l’homo mediaticus contemporain. Claude Thiébaut relève que l’importance médiatique de l’événement est d’autant plus surprenante qu’elle surpasse largement l’impact du séisme martiniquais de janvier 1839 dans l’éventail des passions médiatiques françaises. Selon Claude Thiébaut, le fait s’explique entre autres par l’horaire de la catastrophe, nocturne et brève en 1839, diurne et donc spectaculaire en 1843. D’autant plus spectaculaire que, plusieurs jours durant, on continue de mourir dans Pointe-à-Pitre en flammes. Ceux qui ont survécu à l’écroulement des maisons de pierre et des cases périssent en effet dans l’incendie ou meurent des suites de leurs blessures, notamment en raison de la gangrène. Celle-ci bénéficie du terrain favorable d’un climat tropical et humide. L’importance médiatique de l’événement s’explique aussi par la pratique de l’État. Celui-ci réactive rapidement et efficacement en 1843, le réseau d’acteurs mis en place quatre ans auparavant pour le séisme de la Martinique. A cela, il faut sans nul doute ajouter la personnalité particulière de l’amiral Gourbeyre, s’adressant inlassablement au monde pour demander des secours. A cette dynamique, vient s’adjoindre le jeu de la concurrence humanitaire étrangère. Le séisme guadeloupéen est connu à Port d’Espagne (Port-of-Spain), New-York ou la Barbade avant d’être connu à Paris.

La France s’agenouille et quête pour les frères de la Guadeloupe

Chose oubliée des mémoires collectives de part et d’autre de l’Atlantique, le tremblement de terre de la Guadeloupe suscite, de la Normandie à l’Alsace, manifestations de piété, quêtes et souscriptions de la part de Français qui pensent agir pour leurs frères de la Guadeloupe, sans d’ailleurs que cette notion paraissent bien claire chez les protagonistes de la période. La fraternité concerne-t-elle les esclaves ? Certains textes décrivent leur « bon comportement ». D’autres dénoncent au contraire pour le compte du lobby esclavagiste leur attitude odieuse de spectateurs et profiteurs du malheur. Gourbeyre relève lui même l’absence de fondement de ces assertions. Il est vrai que cet amiral légitimiste ne passe pas pour inconditionnel de l’institution servile. La fraternité et les prières de la métropole coloniale renvoient en tous les cas à l’idée d’une Guadeloupe, ou d’une France, qui expie ses fautes devant Dieu et souffre en attendant la rédemption. Il n’en faut pas davantage à certains pour lier la colère divine à l’usurpation du trône des Bourbons par les Orléans. Ailleurs le débat se cristallise sur la concurrence humanitaire entre l’Église et les laïcs désireux de se lancer dans l’action caritative. La dynastie montre l’exemple en versant elle-même des fonds pour secourir la Guadeloupe dévastée. Hors de France, de New-York aux pays d’Allemagne, la presse s’émeut ou se gargarise de l’événement.

Quand le séisme fait le succès de l’Illustration qui fait le succès du séisme

Au delà de la tragédie réelle subie par les victimes, on peut presque dire que le 8 février 1843 fait l‘Illustration et que l’Illustration fait le 8 février 1843. Aide inespérée pour un journal qui n’en est qu’à son troisième numéro, le séisme permet en effet le succès via la construction médiatique d’un événement qui servira de modèle fondateur aux sujets à venir : drame, émotion, images tragiques, tous les ingrédients sont réunis. Contrairement au tsunami de décembre 2004, l’éloignement alimente la curiosité des lecteurs parce qu’on manque d’information et que le fait de ne pas être saturé d’images permet de laisser l’émotion jouer à plein. D’où la générosité des dons dont le Moniteur ou la Gazette de Picardie relaient les appels.
La décision gouvernementale de médiatiser l’événement n’est pas gratuite. Certes, il faut être plus efficace que devant le séisme de 1839 mais la communication tous azimuts sur la tragédie de la Guadeloupe permet aussi au pouvoir de faire passer plus facilement la nouvelle loi sur les sucres, laquelle contribue à renforcer la position des betteraviers opposés aux sucres coloniaux. D’où l’intérêt d’une stratégie de communication soulignant la grande générosité de l’État envers la Guadeloupe.

De l’incidence d’une catastrophe naturelle sur une société esclavagiste

Claude Thiébaut est depuis longtemps convaincu de l’impact du tremblement de terre et de la personnalité de Gourbeyre sur les relations interraciales dans la colonie. Cela expliquerait ainsi le climat relativement apaisé du moment de l’abolition en Guadeloupe sous Layrle, successeur de Gourbeyre. En comparaison, des troubles secouent la Martinique en mai 1848 et obligent son gouverneur à proclamer le décret avant même l’arrivée du document dans la colonie. On sourira de constater qu’au moins une fois dans l’histoire, la Guadeloupe aura eu réputation moins vindicative que la Martinique… A la Guadeloupe, des esclaves ont sauvé leurs maîtres et se sont trouvés dans le deuil en même temps qu’eux.
Mais il faut reconstruire. On savait déjà que le séisme de 1843 avait sonné le glas des constructions de pierre et, favorisé, jusqu’au Grand cyclone de 1928, la construction en bois. Il faut y ajouter la généralisation du fer, renforçant les autres matériaux, ainsi qu’une nouvelle réflexion sur l’urbanisme. L’événement précipite aussi la modernisation du mode de production. Divine surprise en effet pour les modernes, qu’un séisme qui détruit les vieux moulins de type « Père Labat », créant ainsi un nouvel espace pour des usines centrales qui ont plus besoin d’ouvriers salariés que d’esclaves à nourrir. Les grands blancs, dont beaucoup de familles ont déjà été ruinées sous la Révolution, ne maîtrisent plus les moyens de production. Leur caste décline, alors qu’elle se maintient en Martinique. Outre l’impact de la Révolution sur les classes blanches et mulâtres, c’est l’une des explications à l’effacement de la caste des grands Blancs-pays de la Guadeloupe au profit de sociétés anonymes métropolitaines constituant autant de propriétaires absentéistes.

La préhistoire de la gestion des risques majeurs et du médiatique-humanitaire

Il est à souhaiter que, par cette édition de sources, le séisme de 1843 et la médiatisation qui l’entourent suscitent l’intérêt des chercheurs et des enseignants, avec l’idée bien comprise que ce cas particulier appartient, au delà de la seule et petite Guadeloupe, à l’histoire de l’action humanitaire. C’est à ce titre qu’il permet de prendre de la distance avec le sujet considéré de façon générale. Avec ces sources auxquelles Claude Thiébaut a ajouté le petit corpus martiniquais de 1839, on constate que le séisme de 1843 n’est pas seulement le plus grand tremblement de terre qu’ait connu l’Amérique centrale. Il est aussi à l’origine d’une des premières actions humanitaires mettant en jeu à une échelle globale des acteurs multiples. Pour le pouvoir central, il ne s’agit pas seulement de gérer la crise. Déjà, on instrumentalise l’événement via la communication pour servir un but politique précis et assumé. Pour le décideur local que représente Gourbeyre, il s’agit de déployer le talent nécessaire pour expliquer ses besoins à un pouvoir central situé à plusieurs semaines de navire, lequel entend expédier des vivres à une colonie qui n’en a pas besoin. Avec la reconstruction, Gourbeyre, n’incarne pas seulement une personnalité de l’histoire d’une petite île. Il illustre un exemple de pouvoir local coincé entre acteurs locaux et pouvoir central et confronté à ce que nous qualifions aujourd’hui de « gestion des risques majeurs et/ou des catastrophes naturelles ».