Nous voici au milieu des flots houleux de la Mer d’Iroise, reclus dans l’espace confiné d’un phare assiégé par l’océan, à l’automne 1943. Avec ses deux gardiens bretons, un taiseux et un vieil ivrogne. Le souvenir d’un troisième, poète malmené par l’occupant. Et la présence déplaisante d’un trio de surveillants allemands, un officier bavard et mélancolique mal secondé par deux marins brutaux et bornés.
Ce phare est celui d’Ar-Men, vigie emblématique de par sa position septentrionale particulièrement isolée et difficile d’accès. Sa lanterne oriente les navires naviguant à l’approche de la chaussée de Sein. Une lumière qui, en ce temps de guerre, ne doit plus s’allumer que les quelques instants requis par le transit des vaisseaux de la Kriegsmarine. D’où une cohabitation imposée et une collaboration forcée, au sein desquelles se construit une étrange et éphémère relation humaine entre deux adversaires. Fanchec le gardien silencieux, narrateur de l’album, devient l’oreille de l’officier ennemi désabusé, tandis qu’un drame se noue menaçant l’existence même du phare. Dans le vertige d’une défaite déjà annoncée, au bord du monde, au bout d’une vie.
Artiste complet et inspiré, Briac est le dessinateur et scénariste de ce beau voyage immobile, huis-clos redoutable entre le désordre des hommes et le rythme de l’océan. Son crayon donne vie à un style pictural affirmé, où des figures spectrales évoluent dans un univers aux teintes bistres, délavées par le crachin breton. Le puissant pouvoir d’évocation de cette ambiance iconographique crée une atmosphère tout à la fois oppressante et envoûtante qui captive le lecteur. Par rapport à la version initiale, l’auteur enrichit cette édition d’un court épilogue rétrospectif mettant en scène le vieux Fanchec, 47 ans plus tard (et non 57 !), encore fidèle à ses compagnons disparus et toujours épris de son phare. Et on referme Armen 43 avec émotion, séduit par un album remarquable, à classer dans la catégorie des classiques instantanés de la bande dessinée.
© Guillaume Lévêque