Les éditions Casterman rendent hommage à l’artiste belge Frans Masereel, à l’occasion du 50e anniversaire de sa mort, avec cette biographie originale, minimaliste pour le texte, et limité à l’utilisation stricte du noir et du blanc pour le graphisme. C’est le choix du scénariste Julian Voloj et de l’artiste Hamid Sulaiman, d’origine syrienne, réfugié en France, qui reprend le style du maître, mais avec sa touche personnelle. Le trait est moins géométrique ou linéaire, moins lisse, et parfois plus épais et compact, aux contours plus vacillants. L’illustration est occasionnellement saturée de noir. L’auteur de cette bande dessinée promeut l’éloquence du noir, qui dévore le blanc. Probablement dans l’esprit du maître, on suggère plus qu’on explique.
Du noir, du blanc, sans parole ou presque, donc. Telle est la recette. Et pourtant se déroule une suite graphique animée d’une évidente narration. Cet album moins expressionniste, moins sombre que l’œuvre de l’entre-deux-guerres de Masereel, offre une version hybride de roman à la fois muet (mais épisodiquement dialogué) et graphique. Le traitement plus « doux » des personnages se rapproche de la bande dessinée.

 

Né en 1889, Frans Masereel est un artiste belge, fortement marqué par les deux guerres mondiales. Pacifiste, antimilitariste, humaniste, il fréquente l’intelligentsia européenne de l’entre-deux-guerres, illustrant de son style inimitable des textes d’Emile Zola, Stefan Zweig, Thomas Mann… Ami du peintre allemand George Grosz, il commence à publier ses « romans en gravure » en 1918, en Suisse, et ne cessera, jusqu’à sa mort en 1972, d’utiliser la gravure sur bois comme moyen d’expression privilégié.
Note de l’éditeur

Frans Masereel est témoin des bouleversements d’un XXe siècle tourmenté. Son œuvre donne sa perception du monde. Les historiens le connaissent pour ses gravures sur bois publiées en 1917 dans deux recueils : Debout les morts et Les morts parlent. Deux remarquables expositions, Les désastres de la guerre au Louvre-Lens (2014) et 1917 au centre Pompidou-Metz (2012) ont permis d’en découvrir des extraits.

  Frans Masereel, Debout les morts, 1917 © E. Joly

Frans Masereel, Debout les morts, 1917 © E. Joly

Il donne une vision crue de la guerre des tranchées. La douleur se voit, mais le cri ne s’entend pas. Ces gravures dénoncent les horreurs de la guerre, la violence des combats. Le style manifestement direct, révèle un art cru, pour une réalité cruelle, avec cependant beaucoup d’expressivité. L’image épurée, mais toujours sensible, interpelle. La forme et la figure sont concises. Les torsions des corps, comme figés, saisissent le regard. On peut penser que l’artiste cherche par son travail à « conjurer la guerre », comme l’avait écrit Otto Dix en 1946 à propos de ses propres œuvres.
Notons qu’avant Masereel, Félix Vallotton (1865-1925) s’exerce aussi à la gravure sur bois moderne. Il en réalise autour de deux cents. En Allemagne, Käthe Kollwitz (1867-1945) adopte aussi ce procédé. On retrouve chez cette artiste un semblable engagement : pacifisme et socialisme. Elle reste traumatisée par la mort de son fils, tué sur le front en 1914.

 

Influencée par l’expressionnisme allemand, la technique de la xylographie de Frans Masereel est remarquable. Du blanc sur fond noir ou l’inverse. Il n’y a pas de place au vide, pas de nuance de gris, pas de dégradé. Le clair-obscur est porté à son paroxysme en quelque sorte. Le synthétisme des images en noir et blanc opère une mise en tension qui livre un nouveau langage graphique.
Cette technique permet une grande inventivité, dans la composition, le cadrage, l’équilibre et le contraste résultant de la dualité noir-blanc. Parfois le noir est omniprésent, et le blanc émerge pour voir apparaître des formes, des décors, des paysages, des visages. Dans d’autres cas, c’est l’inverse, tel un négatif. Peut-on y voir ici la réponse des arts graphiques au cinéma naissant et au développement de la photographie instantanée ?
Aujourd’hui Frans Masereel est considéré comme un pionnier du roman graphique.

Le premier chapitre de l’ouvrage paru chez Casterman s’ouvre sur la naissance de Frans à Blankenberghe, une station balnéaire belge. Il fréquente l’Académie des beaux-arts de Gand, mais se cherche également, malgré son indéniable talent. Il s’initie à la gravure en faisant la connaissance de Jules de Bruycker (chapitre 4). Installé à Paris avec sa compagne dès 1910 (chapitre 5), Frans séjourne en Tunisie en 1911 (chapitre 7).
Lorsque la Grande Guerre éclate, le couple est en vacances en Bretagne (chapitre 9). Après un bref passage par la Belgique meurtrie, les Masereel rejoignent Paris avant d’emménager à Genève en 1915 par l’entremise d’Henri Guilbeaux, un socialiste français. En publiant des illustrations contre la guerre, il affirme son engagement pacifique. Là, il rencontre le romancier Romain Rolland et l’écrivain Stefan Zweig. Cette période correspond à la publication de son premier roman graphique 25 images de la passion d’un homme. Dès lors, on comprend pourquoi les auteurs ont choisi de présenter la vie de Masereel en 25 chapitres (chapitre 10).
Après la guerre, il continue à publier d’autres ouvrages, comme Mon livre d’heures (1919), qui raconte le quotidien d’un homme ordinaire dans une ville moderne. Histoire sans paroles sort en 1920. Le couple désormais marié, s’installe à Montmartre et tisse de nouvelles amitiés avec des écrivains et des artistes, comme Georg Grosz (en 1924). Il travaille pour le célèbre galeriste allemand Albert Flechtheim (chapitre 11). Masereel effectue son premier voyage en URSS en 1935 où il expose ses œuvres. Il se montre solidaire avec les républicains espagnols (chapitre 16). Au moment de l’exode de 1940, les Masereel se réfugient à Avignon. Mais l’engagement de Frans au militantisme de gauche l’oblige à endosser une fausse identité et à s’installer à Laussou au Nord de Villeneuve-sur-Lot (chapitre 18).
En 1947, il commence à enseigner à Sarrebruck et inaugure l’année suivante sa première exposition d’après-guerre à Mannheim (chapitre 19). Le couple vit ensuite à Nice à partir de 1949, qui sert d’appartement-atelier. Sa renommée s’accroît (chapitre 22). Sa femme Pauline meurt en 1968 (chapitre 23). Il se remarie avec l’artiste Laure Malclès (chapitre 24) et vit la plupart du temps à Avignon où il décède à 82 ans, le 3 janvier 1972. Frans Masereel est enterré à Gand (chapitre 25).

 

Certaines images sont des clins d’œil directs à des créations du maître. On reconnaîtra, par exemple, dans une vignette du chapitre 2, représentant un chat dévalant un interminable escalier d’un immeuble, une transposition d’une xylographie tirée de La ville (1925).
L’influence du maître paraît évidente aussi chez des artistes contemporains comme Art Spiegelman et Marjane Satrapi.

 

Il n’est pas nécessaire de s’étendre en de long discours ou commentaires pour se persuader de la qualité de ce roman graphique. Il suffira de le parcourir pour saisir les intentions et les émotions.
Cet ouvrage est intéressant à plusieurs titres. En premier lieu, il permet d’approcher le style de Masereel par une suite graphique, sans être réellement confronté à l’œuvre originale, mais seulement inspirée du maître. Ensuite, d’avoir un aperçu synthétique et récréatif de la vie de l’artiste. Enfin, de découvrir le traitement que peut donner l’artiste contemporain Hamid Sulaiman, avec sobriété, humilité et justesse, à ce roman graphique rythmé et dynamique. Un bien bel hommage !