Cette dernière livraison du Mouvement social, parue en septembre, réunit Pierre Laborie, l’histoire de l’environnement et celle de mai 68.

« Lectures de Pierre Laborie »

Trois ans après sa mort survenue en mai 2017, Le Mouvement social consacre un dossier à l’historien Pierre Laborie et lui rend ainsi hommage. Pour Laurent Douzou, spécialiste reconnu de l’histoire de la Résistance et auteur de l’éditorial de ce numéro du Mouvement social, c’est une façon de mettre en évidence une figure importante, et probablement sous-estimée, du paysage historiographique contemporain : « Justice est ainsi rendue à un historien important mais discret dont la disparition n’a pas donné lieu à un déluge d’hommages1. » Antoine Prost partage manifestement ce sentiment : « Pierre Laborie était un grand historien. Directeur d’études à l’EHESS, mais resté provincial, il n’a pas été reconnu comme il le méritait : il a pourtant profondément renouvelé l’histoire de l’opinion et celle des années 1940-1945. Ses livres ont marqué et restent incontournables2. »

Laurent Douzou, dans son éditorial, intitulé « Pierre Laborie (1936-2017), hors des sentiers battus », revient sur l’itinéraire de Pierre Laborie, de l’École normale de Cahors à L’École de hautes études en sciences sociales en passant par l’Université de Toulouse, et présente ses principaux apports à l’historiographie de la Résistance et de la Deuxième Guerre mondiale mais aussi à l’épistémologie de l’Histoire.

Dans le dossier lui-même, deux articles reviennent sur une question centrale aux yeux de Pierre Laborie, celle des mots. Il s’agit de la contribution d’Olivier Loubes, « Lire les mots de Pierre Laborie … « parce qu’ils étaient eux-mêmes une histoire » », et de celle de François Marcot : « Les mots des résistants. Essai de lexicographie ». Comme l’explique Olivier Loubes : « Le travail sur les mots pour saisir le réel social par le jeu temporel de leur sens, parce que ce jeu comprend le vivant de ce qui s’est passé5 » est au cœur de l’œuvre de Pierre Laborie.

Si l’ensemble de l’œuvre de Pierre Laborie est évoqué dans le dossier proposé par Le Mouvement social, ses travaux sur la question de la mémoire de la Deuxième Guerre mondiale et des relations problématiques entre mémoire histoire constituent le fil le plus évident qui relie les différentes contributions. Laurent Douzou rappelle qu’il fut très tôt confronté à cette question en raison des relations qu’il noue avec les acteurs-témoins de la période de la Seconde Guerre mondiale comme correspondant du Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale dans le département du Lot à partir de 1968 et comme auteur d’une thèse de troisième cycle, Résistants, Vichyssois et autres. L’évolution de l’opinion et des comportements dans le Lot de 1939 à 1944, soutenue en 1978, et d’une thèse d’État, L’opinion publique et les représentations de la crise d’identité nationale, 1936-1944, soutenue en 1988.

Cécile Vast explore ainsi la portée et l’intérêt de deux notions proposées par Pierre Laborie pour décrire le rôle des historiens : l’historien « sauve-mémoire » mais aussi « trouble-mémoire ». « École de lucidité, l’histoire trouble-mémoire porte un savoir critique démystificateur qui lutte en permanence contre les facilités et le confort des habitudes de pensée, contre les pièges de lectures à rebours et des anachronismes mentaux. L’histoire sauve-mémoire aborde une autre rive : celle d’une connaissance qui aide à se libérer du passé tout en préservant de l’oubli, celle aussi d’un dialogue ininterrompu avec les morts6. »

Natacha Laurent aborde la question de la place du cinéma dans l’œuvre de Pierre Laborie et donc, principalement, de la représentation de la France et des Français dans les films portant sur la Seconde Guerre mondiale, vecteur essentiel de la transmission de la mémoire du conflit. Pierre Laborie fut le conseiller scientifique de deux films documentaires, Haute-Savoie 1944 de Denis Chegaray (1993) et La Résistance de Christophe Nick (2007), et d’un film de fiction, Lacombe Lucien de Louis Malle (1974). L’article de Natacha Laurent est complété par la transcription d’un entretien de 2005 où Pierre Laborie évoque son amitié avec Louis Malle, ses réserves à l’égard du film Lacombe Lucien mais aussi l’intérêt de celui-ci : « Il me semble que l’on a une perception de ce que pouvait être le trouble de cette période, de la confusion des esprits, les risques qui existaient, le fait que l’on pouvait se retrouver à un certain moment dans une situation que l’on n’avait pas voulue, mais qu’il fallait quand même gérer, toutes ces choses-là, qui font partie de la réalité de la période, sont dans le film7 ».

Un film, qui a joué un rôle important dans l’histoire de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale en France a, en quelque sorte, hanté l’œuvre de Pierre Laborie, comme en témoigne le titre de son dernier livre, Le chagrin et le venin, Occupation, Résistance, Idées reçues, publié en 2011. Il s’agit de l’œuvre bien connu de Marcel Ophüls, Le chagrin et la pitié, sortie au cinéma en 1971 et diffusé à la télévision en 1981 seulement. Selon Natacha Laurent, l’intérêt de Pierre Laborie pour ce film s’explique par deux raisons : « Ce film mit fin, avec d’autres productions, à une vision monolithique et rassurante de la période de l’Occupation, mais il fut aussi à l’origine d’une autre vulgate, opposée à la précédente et finalement tout aussi simplificatrice. Autrement dit, Pierre Laborie trouva dans ce film non seulement un formidable objet de mémoire, dont les enjeux successifs allaient pouvoir alimenter sa réflexion, mais aussi, et peut-être surtout, un condensé de cette complexe ambivalence à l’étude de laquelle il dédia l’essentiel de son travail8. »

« Manager l’environnement (1972-1992) »

Sous le titre « Manager l’environnement » sont regroupés deux articles sur l’histoire de l’environnement, un domaine de recherche très dynamique, quoique relativement récent, et auquel Le Mouvement social a accordé beaucoup de place ces dernières années. Le premier est un travail d’historien sur la naissance du Conservatoire du littoral en 1975. Archives à l’appui, Renaud Bécot et Giacomo Parrinello montrent notamment que la fondation de cette institution ne résulte pas d’une volonté de conserver des espaces naturels pour eux-mêmes : « Lors de sa fondation, la mission du Conservatoire n’est à aucun moment centrée explicitement sur la protection écologique des littoraux. Au contraire, le processus s’organise sous les auspices des forces qui ont contribué à la colonisation des environnements côtiers, c’est-à-dire les acteurs de l’économie du tourisme et les administrations étatiques qui participaient à l’aménagement des littoraux au cours des années 19609. » Pour ces acteurs, il s’agissait de préserver une ressource essentielle pour le développement du tourisme. Un littoral entièrement « bétonné » aurait offert beaucoup moins d’attrait.

Dominique Pestre, quant à lui, dans un article intitulé « Les entreprises globales face à l’environnement, 1988-1992. Engagements volontaires, management vert et labels », entend défendre la thèse suivante : « Ma thèse est que la nouveauté des années 1988-1992 est double. D’une part, les entreprises globales, à travers leurs associations, comme la Chambre de commerce internationale, se placent délibérément au centre du jeu et proposent d’améliorer la qualité environnementale de leurs pratiques via le management, les audits, les labels, les certifications. Mais cette solution est aussi une proposition qui vise les formes keynésiennes-étatiques de gestion, avance d’autres règles d’action et promeut l’autonomie de partenaires contractant librement. Et cette solution, cette « gouvernance », repose sur la puissance, décuplée depuis une dizaine d’années, des entreprises globales10. »

Mai 68 par le bas

« Nous ne sommes pas en vacances, nous voulons réformer l’enseignement » : 68 à hauteur d’élèves ». Dans cet article, tiré d’un mémoire de master soutenu à Lyon en 201811, Elsa Neuville aborde un aspect encore peu étudié de mai 68 : les mobilisations lycéennes en province, à partir du cas de l’académie de Lyon et des trois départements qui la composent : l’Ain, le Rhône et la Loire. Fondée sur les archives académiques mais aussi sur des entretiens avec des témoins, cette étude montre, notamment, comment mai 68 a pu bouleverser la vie des lycéens et encore plus des lycéennes qui y en furent les acteurs et actrices : « La participation des filles aux mobilisations des mois de mai et juin 1968 représente souvent un bouleversement personnel d’autant plus grand qu’elles ne transgressent pas seulement les attendus liés à leur âge, mais aussi ceux liés à leur genre. »12

Retrouvez les recensions des derniers exemplaires de la revue Mouvement social au lien suivant.

1 p. 3.

2 p.123, ouverture d’une note de lecture sur le recueil de textes de Pierre Laborie publié en 2019 par Jean-Marie Guillon et Cécile Vast : LABORIE Pierre, Penser l’évènement. 1940-1945, Gallimard, collection « Folio histoire », 2019.

5 p. 25

6 p. 24.

7 p. 62.

8 p. 52.

9 p. 81.

10 p. 83.

11 Ce mémoire peut être téléchargé à partir de la page d’Elsa Neuville sur le site du laboratoire auquel elle appartient : http://larhra.ish-lyon.cnrs.fr/membre/668

12 p.119.