« Les entreprises françaises furent confrontées à trois grands défis au cours de cette période: les conséquences de la crise économique et financière mondiale qui débuta aux États-Unis en octobre 1929; les réformes imposées par les grèves et le Front populaire à partir de 1936; enfin, les exigences croissantes de la défense nationale, du milieu des années 30 à la défaite de juin 1940 ».
L. Dingli, Entreprises dans la tourmente, p. 34.

 

  • Les années 1936-1940 précédant les années noires de l’Occupation furent une période tourmentée. Dans son dernier ouvrage, Entreprises dans la tourmente, Laurent Dingli nous propose une étude de ces 4 années – du Front populaire à la débâcle de juin 40- à travers le prisme de l’analyse croisée des deux plus grandes entreprises industrielles françaises de l’automobile, Renault et Peugeot. Loin de se réduire à une histoire économique et industrielle qui pourrait rebuter le lecteur peu au fait de ces questions, l’étude de Renault et de Peugeot a évidemment une dimension sociale et politique du fait de l’importance de la population ouvrière employée par les deux constructeurs dans le contexte des réformes du Front populaire. Les deux entreprises automobiles – comme le furent aussi Citroën ou Berliet- participaient depuis la première guerre mondiale à la défense nationale par leurs productions destinées à l’armée française. A un moment où la France doit répondre à la menace hitlérienne et doit réarmer pour rattraper son retard sur l’Allemagne, Renault et Peugeot se retrouvent ainsi au cœur des enjeux et des débats de la défense nationale, puis de la mobilisation industrielle pendant la “drôle de guerre”. Ainsi, c’est bien de la France à un moment crucial de son histoire dont nous entretient Laurent Dingli et c’est tout l’intérêt de son ouvrage. On le sait, les quatre années qui ont précédé la défaite de juin 40 sont l’objet depuis cette date d’intenses débats historiographiques et idéologiques dominés par la question des responsabilités de “l’étrange défaite”. Sans être le sujet du livre, cette question est abordée à plusieurs reprises par l’auteur.

L’ouvrage repose sur une vaste bibliographie et sur l’étude de sources archivistiques multiples dont les 932 notes en bas de page témoignent.. Dans cette analyse comparative des deux constructeurs, Renault se taille la part du lion, ce qui est aisément explicable. D’une part, L. Dingli s’est vu refuser l’accès aux archives du groupe PSA; d’autre part, il est l’auteur d’une biographie de Louis Renault (1) , dont il a épousé la petite-fille Hélène.

le livre est divisé en 4 chapitres de longueur inégale et selon un plan chronologique et dont nous présentons ci-dessous les grandes lignes.

1: Dingli (Laurent), Louis Renault, Paris Flammarion, 2000.

1.Crise et renaissance de l’entreprise.

Dans ce long chapitre, L. Dingli se propose d’analyser la trajectoire des deux entreprises confrontées à la crise économique ainsi qu’ aux défis des mouvements sociaux et des réformes sociales du Front populaire. Il s’attache en premier lieu à présenter ces “deux fleurons de l’industrie française”, leurs points communs et leurs différences. Renault et Peugeot sont en effet en 1936 les deux plus premiers constructeurs d’automobiles du pays, dont les effectifs s’élèvent à plus de 33.000 personnes pour Renault et environ 16.000 pour Peugeot. Les deux sociétés se ressemblent par leur tendance à la concentration verticale visant à la maîtrise des approvisionnements en matières premières et semi-produits industriels; par la diversité de leurs productions industrielles en dehors de leur corps de métier,  l’automobile, ( ex: les cycles Peugeot); et bien sûr, par leur implication dans l’industrie d’armement. Cependant, l’auteur relève que ces tendances à la concentration et la diversité des activités sont nettement plus fortes chez Renault que chez Peugeot.

L’auteur analyse ensuite les différences entre les deux entreprises dans le mode de gestion ou ce qu’on appelle parfois “la culture d’entreprise”. Alors que Renault développe l’essentiel de ses activités à Boulogne- Billancourt dans le cœur industriel du pays, Peugeot est une grande entreprise provinciale relativement excentrée sur la carte de l’industrie française. Cela induit de nettes différences en matière de gestion du personnel. La main d’œuvre est plus abondante en Île de France , mais aussi plus chère et plus instable. Chez Peugeot, celle-ci est recrutée en majorité dans la région de Sochaux-Montbéliard, ce qui assure à Peugeot une plus grande stabilité de la main d’œuvre mais lui impose aussi des devoirs en matière sociale dans le cadre d’une gestion empreinte de paternalisme. Ainsi, de même que Peugeot est une affaire de famille, il est fréquent dans les familles ouvrières de travailler chez Peugeot de père en fils.

A partir de 1931, les deux sociétés furent confrontées à la crise, mais selon l’auteur, les efforts de modernisation et de rationalisation (introduction progressive du taylorisme et du travail à la chaîne) et les investissements réalisés dans les années 20 leur permirent de surmonter les difficultés mieux que d’autres entreprises . Sous l’impulsion du directeur Ernest Mattern qui avait poussé assez loin la logique de la rationalisation du travail, Peugeot fut peu touchée par la crise. L’introduction partielle du taylorisme eut un impact sur la condition ouvrière par l’augmentation des cadences et la monotonie des tâches, ce qui selon l’auteur, nécessitait des contreparties sociales. Selon L. Dingli, les deux entreprises avaient, avant 1936, pris des initiatives – certes insuffisantes aux besoins et aspirations ouvrières-   dans ce domaine. “les œuvres sociales étaient assez bien développées dans les deux entreprises automobiles: allocations familiales, coopératives, cantines, associations sportives, etc… » (P.37),  ainsi que dans le domaine du logement ouvrier, ce qui permettait de fixer la main d’œuvre. Les œuvres sociales relevaient chez Peugeot d’une gestion paternaliste .

Sans surprise, les ouvriers des deux entreprises participèrent activement au mouvement social de juin 36 qui se traduisit par l’occupation pacifique des usines, “moment de libération et de joie intense” (p.51), comme partout en France. L’auteur constate que le Front populaire fut l’occasion d’une entrée massive du PCF chez Renault dont les effectifs passèrent de 120 adhérents en mai 36 à 6000 en décembre. La syndicalisation du personnel en faveur de la CGT fut tout aussi spectaculaire, tant chez Renault que chez Peugeot. On ne s’étonnera donc pas si la période qui va de mai 36 à novembre 38 fut émaillée de grèves fréquentes. A la lecture de l’ouvrage, on  retire l’impression que les ouvriers cherchèrent surtout à défendre les acquis sociaux obtenus en 1936, en particulier la loi des quarante heures, réforme emblématique du Front populaire; tandis que le patronat durcit ses positions, à partir de 1938 surtout, à la fois pour combattre l’influence du PCF au sein des deux entreprises mais aussi pour obtenir un assouplissement lié aux contraintes de gestion imposées par la loi des quarante heures et aux intérêts patronaux. Les grèves de fin novembre 1938 se traduisirent par un échec du mouvement ouvrier, un reflux de l’influence du PCF et de la CGT et par une reprise en main patronale. Dans le contexte international troublé  de 1938, l’heure n’était plus aux réformes sociales, mais au réarmement..

2. Deux entreprises en guerre mobilisées.

Les trois chapitres suivants analysent, à partir d’ une étude approfondie d’archives diverses, le rôle joué par Renault et Peugeot dans l’effort tardif entrepris par la nation, de l’été 39 à juin 40, pour tenter de combler son retard sur l’ennemi en matière d’armement. Dans une guerre totale impliquant des nations industrielles, il n’est pas nécessaire d’expliquer ici le rôle essentiel joué par la mobilisation industrielle dans le sort réservé aux nations belligérantes. Cependant, le fait d’analyser la mobilisation du pays à travers le cas de deux grandes entreprises industrielles  permet à l’auteur de mettre en évidence les réalités plurielles de la mobilisation d’un pays fatigué pendant la “drôle de guerre”, de façon plus concrète sans doute que ne le ferait un livre d’histoire générale sur la période.

Dans le chapitre 2, l’auteur cherche à analyser et à évaluer les causes des retards dans le réarmement du pays et les difficultés de la mobilisation industrielle à partir de l’été 39. Selon lui, “depuis 1935-1936, la France avait échafaudé de vastes programmes de mobilisation, mais ceux-ci comportaient de nombreuses lacunes et de graves erreurs d’évaluation” (p.132). En d’autres termes, cela signifie qu’un effort important de réarmement et de modernisation a été entrepris à partir de 1936, mais que celui-ci a été entravé par de multiples problèmes qui n’ont pas été résolus de façon satisfaisante avant la guerre. L. Dingli relève à de multiples reprises les dysfonctionnements liés à la prise de décision politique et à l’administration: contrainte de budgets militaires votés annuellement et absence d’une véritable loi de programmation militaire; absence d’un ministère de l’armement ( celui-ci ne sera créé que le 23 septembre 1939…) capable de coordonner les efforts de la puissance publique en concertation avec les industries d’armement et de diriger fermement les administrations concernées. L’auteur pointe aussi du doigt les responsabilités de l’Etat-major: changement de commandes en cours d’exécution, demandes de modification de tel ou tel élément des matériels qui révèlent une mauvaise connaissance des réalités industrielles par les hauts gradés. Produire industriellement des armes suppose en amont le travail des bureaux d’études et des méthodes, l’adaptation de l’outillage au sein des ateliers, l’assignation de la main d’œuvre que toute modification dans le carnet de commandes ne peut  que perturber et retarder.

Enfin, L. Dingli insiste sur des facteurs économiques plus structurelles qui concernent une grande partie de l’industrie française de l’entre-deux guerres: l’insuffisance de la main d’œuvre ouvrière spécialisée, un parc de machines-outils insuffisant ( ou insuffisamment moderne) qui sont autant de goulets d’étranglement à l’effort de réarmement. Tous ces problèmes, déjà perceptibles avant la guerre, débouchèrent à partir du 3 septembre 1939 sur une mobilisation industrielle laborieuse qui, en tout état de cause, ne fut pas à la hauteur de l’enjeu.

Les ratés et la mauvaise planification de la mobilisation industrielle apparaissent dans la lumière crue de la guerre dès septembre 1939 qui voit les effectifs de Renault et de Citroën s’effondrer, du fait du départ aux armées d’une bonne partie du personnel. “Si l’on prend août 1939 comme valeur de référence, Citroën n’emploie plus, le mois suivant, que 38,64% de son personnel; Renault, 57,64%;” (P.113), alors que Peugeot conserve près de 98% de ses effectifs. La situation est particulièrement dramatique pour les ouvriers professionnels et le personnel d’encadrement. Cela se traduit par une incapacité de l’industrie à honorer à 100% les commandes militaires de l’Etat pendant plusieurs mois, malgré les mesures énergiques prises par le ministère de l’armement dirigé par Raoul Dautry. A la lecture de l’ouvrage de L. Dingli, on retire l’impression que la France n’aurait pu être correctement équipée militairement, selon les besoins estimés par l’Etat-Major, qu’à la fin de 1940, voire en 1941 et qu’elle se préparait à une guerre d’usure…

L’auteur consacre le troisième chapitre à“ La production et les hommes” qui permet d’approcher l’engagement concret des français dans la mobilisation industrielle pendant la “drôle de guerre”. On en retire l’impression que les acteurs engagés à tous les niveaux de la hiérarchie dans la production pour l’armée ont fait leur devoir pour la défense de la patrie dans leur immense majorité et que le défaitisme a été un fait exceptionnel. La mobilisation industrielle se traduit pour les ouvriers par une dégradation forte des conditions de vie: semaine de 60 heures  (voire 72 heures de travail), surmenage, baisse du niveau de vie etc… L. Dingli ne  relève quasiment pas de  sabotages avérés de  la part de militants communistes soumis  à une étroite surveillance patronale, policière et militaire

3. Vers la défaite.

Le dernier chapitre, “vers la défaite”, analyse la course à l’abîme à partir de l’offensive allemande du 10 mai 40 sur les Pays-bas et la Belgique. Un chapitre écrit d’une écriture nerveuse, dans lequel l’auteur s’efforce de restituer les quelques semaines dramatiques marquées par l’urgence, la “course contre la montre” et l’énergie du désespoir pour conjurer le destin, en vain..   Enfin, une évocation intéressante de l’Exode Industriel, plutôt bien organisé mais sans grande utilité du fait de  l’armistice.

L. Dingli nous offre donc ici un ouvrage dense, exigeant, fruit d’un gros travail sur  les archives et dont nous recommandons la lecture attentive. A a question des “responsabilités” de l’étrange défaite, l’auteur apporte une réponse nuancée sans désigner de coupables ( on en est plus là, heureusement!) et nous offre en filigrane le portrait d”une nation atteinte dans ses forces vitales par la saignée de la guerre 14-18, pacifiste mais non défaitiste! , le moment de vérité venu…