Un gros ouvrage, près de deux kilos, plus de 1100 pages, à couverture cartonnée avec une très belle photo de couverture, une préface annoncée d’Emmanuel Leroy-Ladurie, un éditeur de référence, une autrice unique, philosophe, germaniste, éditrice, mais pas historienne au sens universitaire du terme, autrice il est vrai de nombreux ouvrages sur l’Occupation et la collaboration. Un ouvrage qui « propose de recenser les principaux lieux d’occupation et de collaboration en France, connus ou méconnus, dont le passé de compromission n’est souvent indiqué nulle part ». Un ouvrage que son autrice espère voir qualifié d’ouvrage de référence.

Préface surréaliste

La préface est assez surréaliste et prête à sourire. En quatre pages d’un texte décousu intitulé « Mon héritage normand », l’illustre historien nous livre des souvenirs d’enfance (il est né en 1929 dans le Calvados), nous raconte « la vie quotidienne dans la maison familiale occupée », nous dit que son père était un agriculteur moderne et qu’il se méfiait du groupe « Collaboration », et consacre trois lignes au fait qu’il soit devenu ministre de Pétain, affirmant qu’il fut assez vite résistant. Juste avant de signer, il semble se souvenir de la raison de ce texte, et alors qu’il n’a pas dit un mot de l’autrice ni du livre, il l’évoque en moins de deux lignes : « Le travail minutieux de Cécile Desprairies, mené pas à pas, m’a permis de rafraichir plus efficacement ma mémoire sur ces divers points ».

Recensement de plus de 4000 lieux d’occupation et de collaboration

L’ouvrage est ainsi présenté par l’éditeur :  « À partir du recensement de plus de 4 000  lieux de France souvent familiers, département par département, ville par ville, Voyage à travers la France occupée s’attache à redécouvrir ce qu’il s’y est passé pendant l’Occupation (1940-1945), quels hommes et femmes, français et allemands, ont occupé ces lieux, et ce que ces lieux sont devenus. Les découvertes sont parfois surprenantes. Et si la Collaboration était aussi une question de voisinage, de contiguïté ? 190 plans de villes et de départements accompagnent ces parcours dans la France occupée. »

Il se présente comme la succession de 95 courts chapitres, un par département (selon la géographie administrative actuelle), construits tous sur le même plan : une très courte et partielle présentation du département en 1940, une très courte présentation de la préfecture, puis en double page, à droite un plan simplifié très clair de la ville avec des numéros correspondant aux lieux d’occupation (allemande, vichyste, italienne, mixte) et, sur la page de gauche, la légende de chacun de ces numéros, dans les pages suivantes chacun de ces lieux est l’objet d’un commentaire précis, exposant qui l’occupait et dans quelles conditions ; rapidement dans les pages suivantes, sont évoqués les « environs » de la préfecture, choisis d’une manière non explicités.

La méthode du recensement

Comment Cécile Desprairies parvient-elle seule à recenser des milliers de lieux d’occupation dans la France entière ? Elle présente ainsi ses sources dans une courte introduction : « Pour nos recherches, la méthode employée a été la suivante. Nous avons commencé par les sources utilisées par l’Occupant, en premier lieu le Guide rouge Michelin de 1939, contenant les meilleures adresses d’hôtels et de restaurants de France. Ces établissements ont été réquisitionnés en priorité, en raison du confort et de la bonne table annoncée. Le Guide rouge Michelin de 1945, lui, nous a servi d’élément différentiel pour indiquer que les établissements avaient été entre-temps, pourvus de tout le confort, tel le chauffage central ou la multiplication des sanitaires, répondant en cela aux exigences de l’Occupant. A titre indicatif, tout officier allemand était en droit d’exiger, en même temps que sa chambre, une salle de bain privative, ce qui était loin d’être le cas dans la France de 1940.

Nous nous sommes également appuyée sur les plans ayant servi à l’occupation des villes par l’armée allemande, relevés topographiques, monumentaux ou ceux du cadastre, alors disponibles en vente libre (…) Ces supports fournissent de précieuses indications sur la nature des immeubles réquisitionnés (…) Aux archives départementales et municipales, nous avons consulté les bottins de l’époque, les dossiers de réquisitions allemande et française, la correspondance du préfet, artisan de la collaboration d’Etat, les rapports des Renseignements généraux et les dossiers d’épuration ». Immense documentation donc quand on sait l’importance du fond de la correspondance du préfet et des rapports des Renseignements généraux, à l’échelle d’un seul département.

Pas de résistance dans la France occupée

La France occupée de Cécile Desprairies ignore la Résistance. Ignorance assumée que l’autrice estime légitime quand elle écrit « L’objet de ce livre n’est donc pas de recenser les lieux de Résistance, dans lesquels les résistants, rappelons-le, composent entre 0,3 et 0,8% de la population ». Comment peut-on aujourd’hui, après des décennies d’histoire de la Résistance, mesurer le poids de la Résistance au nombre des résistants ? Toute l’historiographie montre que les résistants (mais encore faut-il définir la Résistance), certes très minoritaires, furent de plus en plus nombreux, et bénéficièrent d’un réseau d’aide et de sympathie important dans la population, et de plus en plus important. Voir par exemple les récents travaux de Claire Andrieu sur le sort des pilotes abattus en Europe. A contrario, l’autrice surévalue énormément le moindre groupement, la moindre officine  collaborationniste, ignorée et détestée de la population, de plus en plus ignorée et détestée.

Des départements résumés pour l’essentiel à leurs préfectures

La plupart des départements se réduisent en fait à la ville préfecture et à ses environs. Ainsi la plupart des espaces départementaux deviennent des périphéries de la préfecture. Sens devient « Les environs d’Auxerre », alors que c’est la première ville industrielle du département à l’époque et que les trois camps d’internement ouverts par le sous-préfet collaborationniste du gouvernement de Vichy sont dans cet arrondissement. Avallon n’existe pas, même pas sur la carte, tronquée, du département. Laroche-Migennes, un des plus gros dépôts SNCF de France, centre de résistante cheminote, est ignoré. La Nièvre se résume pour l’essentiel à Nevers. Le Morvan n’existe pas, Cécile Desprairies suit les grands axes, pas de ville dans le Morvan, qui de surcroît est une terre de résistance.

Limites de l’entreprise

Les utilisateurs de cet ouvrage s’intéresseront sans doute en priorité aux départements et aux villes qu’ils connaissent le mieux, quand les adresses leur parlent et qu’ils recherchent des traces d’occupation, le terme de « lieux familiers » dans le titre montre d’ailleurs que cette dimension a été prise en compte. Ils pourront situer le lieu exact où se trouvait le siège de la Gestapo, celui de la Feldgendarmerie, les hommes du Groupe mobile de réserve (GMR) vichyste, le lieu de paiement et de dépôt des organismes allemands, le siège de la Milice ou de tel parti collaborationniste autorisé, le Foyer du Soldat, les services administratifs du Service du travail obligatoire, la ou les prisons (avec leurs quartiers français et allemand), les états-majors divers s’il y en avait, etc. S’ils font des recherches sur des espaces urbains qu’ils ne connaissent pas, ils trouveront quantité de précisions. De quoi satisfaire toutes les curiosités.

Le problème est que, quand ils connaissent, ils pourraient relever des erreurs qui les rendront méfiants. L’auteur de ce compte-rendu habite et connait le département de l’Yonne, il connaît aussi l’histoire de ce département sous l’Occupation. Il remarque donc que Sens n’a pas été libérée le 23 août comme il est écrit p. 1016, mais le 21 ; il remarque que des lieux essentiels de l’Occupation sont passés sous le radar de l’autrice : les trois camps d’internement de Vaudeurs, Saint-Maurice-aux-Riches-Hommes et Saint-Denis-lès-Sens, le groupe mobile de la Feldgendarmerie 624 à Avallon, le Café ou se réunissait la Gestapo auxerroise, le dépôt SNCF de Laroche-Migennes ; il remarque encore que « Le Relais Fleuri » alors Hôpital militaire allemand n’est plus aujourd’hui le centre maternel de la Croix Rouge française comme écrit à la page 1016, mais l’Office de Tourisme depuis plus de trois ans ; il observe enfin que l’Hôtel de Paris et de la Poste, signalé comme « toujours ouvert » a été détruit complètement en 2020. Sans doute les délais entre la transmission des informations, la rédaction et l’édition du livre, expliquent-ils ses erreurs factuelles. Plutôt que d’écrire « Aujourd’hui », il aurait été préférable de mentionner la date de rédaction de la notice. Car ce travail, quasiment titanesque, a dû prendre des années.

Il est très difficile à une seule personne, de vérifier les milliers d’informations précises, sans doute (si l’on en juge par les pages de remerciements) parfois transmises par des services peu familiers des réalités de l’Occupation. Il faudrait consulter de nombreuses études locales, départementales, régionales, s’appuyer par exemple sur les dizaines de cédéroms réalisés par l’AERI (Association pour des études sur la Résistance intérieure) dans les années 2000. La tâche serait sans doute plus aisée si elle était réalisé par des équipes, départementales ou régionales, et bien sûr une coordination.

Il est dommage que cet exceptionnel ensemble de renseignements factuels et géographiques n’ait pas fourni la matière d’une synthèse historique. Quelques observations de l’introduction pourraient en être l’ébauche. Une nouvelle logique géographique se fait jour, observe Cécile Desprairies, dans la mesure où le chef-lieu d’un département peut être écarté par l’Occupant au profit d’une ville stratégiquement plus intéressante (Avignon plutôt que Marseille, Saint-Germain-en-Laye, plutôt que Versailles). Bien sût les rues changèrent de nom, quasi toutes les villes eurent leur rues du maréchal Pétain (mais pas de Pierre Laval), et des noms de personnages considérés par la Révolution nationale comme des héros français authentiques, tels Bertrand Du Guesclin, Jeanne-Hachette, Frédéric Mistral, ou Pasteur, eurent un grand succès. Si les voies Pétain disparurent (fort tard pour certaines) les autres se maintinrent dans la France républicaine. Le paysage urbain changea peu à peu, des grands travaux furent entrepris.

 

© Joël Drogland pour les Clionautes