Comment parler de la Chine ?

Cet ouvrage s’inscrit dans une « Histoire générale de la Chine ». Le principe de cette collection s’organise ainsi : une première partie chronologique et une seconde moitié thématique qui s’intéresse aux transformations du système politique, de l’économie, de la société et de la culture. Il s’agit donc d’un ouvrage pluridisciplinaire. Dans l’introduction, Gilles Guiheux assigne aussi quatre ambitions à son ouvrage : « aller à l’encontre de perspectives qui surévaluent la nouveauté du régime communiste, 〔…〕relativiser la capacité qu’a eue le régime totalitaire chinois de transformer le pays, 〔…〕reconstituer une histoire des hommes loin des discours officiels et enfin désexotiquer la Chine car des phénomènes comme l’industrialisation ou l’urbanisation ont touché les autres sociétés ».

Gilles Guiheux est professeur à l’Université Paris Diderot au département des Langues et Civilisations orientales. Socio-historien, ses recherches actuelles portent sur les formes de travail en Chine contemporaine. Ce livre est le résultat de plus de vingt ans d’enseignement. Autant dire qu’il est très utile pour le programme de terminale. Il comprend en outre un tableau des titulaires des principaux postes de pouvoir en Chine, une chronologie, une bibliographie, un index et une carte.

Aux origines du système communiste 

Les quatre premiers chapitres, soit environ cent-cinquante pages, retracent l’histoire de la Chine de 1949 à nos jours. Le texte est très clair, bien chapitré et propose une conclusion à la fin de chacun. L’auteur choisit de consacrer le premier chapitre à la période 1949-1957. Cela lui permet d’insister sur les hésitations du régime et ainsi éviter toute téléologie qu’implique souvent une chronologie plus ouverte. Il met à distance l’idée d’une maitrise totale du pays par le Parti Communiste dès le début en soulignant, par exemple, qu’en 1950 des organisations privées, souvent religieuses, continuent de contrôler la moitié des établissements d’enseignement supérieur. Comme annoncé, Gilles Guiheux cherche à faire la part entre unicité du régime et points communs avec d’autres. Ainsi, il relève qu’à la différence du régime stalinien, c’est la « population dans son entier qui est associée à la chasse aux ennemis du régime ». On trouve ensuite les éléments attendus sur des périodes comme la « campagne des Cent Fleurs ». L’auteur nuance l’empreinte du modèle soviétique à cette période en rappelant que la Chine avait déjà connu des épisodes de planification par l’Etat au début du XXème siècle.

 

Les dérives du maoïsme

Le Grand Bond en avant et la Révolution culturelle sont deux des événements majeurs de cette époque. Sur le premier épisode, l’auteur donne quelques éléments chiffrés pour mesurer l’ampleur du désastre. Au niveau économique, la production agricole de 1960 ne représente que 75 % de celle de 1958 et, au niveau humain, si le nombre de victimes est controversé, Gilles Guiheux propose plus de 40 millions de morts et il en ajoute autant au titre du déficit des naissances. Il s’attaque ensuite à la Révolution culturelle en insistant sur le fait que « c’est Mao lui-même qui met en cause la légitimité du Parti ». « La dimension politique y est donc bien plus importante que la dimension proprement culturelle ». Au contraire du Grand Bond en avant, l’impact économique de cet épisode est plus faible. L’ouvrage aborde alors la période 1969-1976, et notamment la question de la succession, en soulignant le poids plus ou moins important de l’armée en fonction des grâces et disgrâces. Gilles Guiheux conclut sur un bilan économique mitigé.

 

Le virage économique de la Chine

L’auteur précise bien que ces changements économiques visent à rendre le système de planification plus efficace, ils ne visent pas « à construire un autre modèle économique et social ». On trouve un intéressant portrait de Deng Xiao Ping, victime lui-même des dérives du régime, et une explication claire des réformes engagées. La répression de 1989 est évoquée et elle souligne que, s’il y a eu évolution économique, la démocratisation, elle, n’a pas suivi. Dans le quatrième chapitre, Gilles Guiheux traite de « La construction d’un nouveau modèle depuis 1992 ». Ce qui est particulièrement intéressant, c’est qu’il se livre à une analyse précise des différents dirigeants alors qu’on a parfois tendance à considérer qu’à partir de 1992 la Chine a basculé complètement et définitivement dans un autre type de régime économique. Priorité absolue à l’économie sous Jiang Zemin, plus social sous Hu Jintao, et maintenant Xi Jinping s’appuie sur le nationalisme et promet la prospérité. L’auteur insiste également sur l’idée de générations en montrant la montée en puissance des technocrates. Les résultats économiques sont là avec une part de la Chine dans le commerce mondial qui passe de 5,2 à 13,2 % entre 2000 et 2011. La période 2002-2012 apparait plutôt comme une décennie perdue en matière de transformations. A la réussite médiatique des Jeux Olympiques de 2008 s’oppose la mauvaise gestion du tremblement de terre dans le Sichuan. Depuis 2012, une nouvelle génération d’hommes est au pouvoir et beaucoup d’entre eux ont souffert de la Révolution culturelle.

 

Les formes de gouvernement en Chine

Les sept chapitres suivants sont thématiques et abordent successivement « les formes de gouvernement, la création de richesses, la société en mouvement, les villes contre les campagnes, la modernisation de la société et enfin l’éducation et la culture ». Ce choix conduit obligatoirement à réenvisager des épisodes traités dans la partie chronologique. L’auteur relève que le Parti communiste a progressivement cherché à élargir sa base de recrutement, à promouvoir de nouvelles générations de dirigeants, à transformer son idéologie et à consolider ses institutions. Gilles Guiheux décortique les rouages administratifs de la machine chinoise et remarque que le Parti communiste n’est toujours pas un parti de masse puisqu’il représente 6,7 % de la population en 2017. L’auteur initie également le lecteur aux luttes de clans qui déchirent l’appareil de direction chinois. Au niveau de la société, reprenant les travaux de Jean-Pierre Cabestan, il résume la situation actuelle par la formule : « La Chine demeure un Etat de lois sans Etat de droit ». Il insiste sur les différentes formes de contrôle qui existent dans le pays puis développe le cas des campagnes de masse, comme le Grand bond en avant qui apparaissent comme une spécificité du régime.

 

Quel bilan économique ?

L’auteur s’intéresse ensuite à la question de l’économie qui passe « d’une économie administrée au marché ». Il dresse un bilan de la période maoïste avec une croissance économique qualifiée de « bien réelle », ce qui nuance quelque peu le bilan dressé dans la première partie du livre. Gilles Guiheux retrace ensuite le basculement vers le marché, même si celui-ci est encore incomplet. L’emploi dans les entreprises publiques baisse de plus de 40 % entre 1995 et 2005. On assiste à une diversification des acteurs économiques. Il faut aussi tenir compte de la réalité des exportations chinoises aujourd’hui : les produits textiles ne forment plus que 16 % des exportations ,,loin derrière les biens électriques et électroniques.

Une société divisée ?

Toutes ces transformations économiques ne touchent pas de façon uniforme le pays et on peut considérer que le niveau de vie à Shanghaï est proche de celui des pays de l’Europe du Sud, tandis que le Guizhou se rapproche davantage d’un pays en voie de développement en Afrique. Il y a pourtant eu des améliorations puisqu’entre 1981 et 2001, la proportion de la population vivant sous le seuil de pauvreté est passée de 53 à 8 %. Gilles Guiheux aborde également la question des classes moyennes en Chine. Il envisage ensuite le rapport entre villes et campagnes avec une urbanisation accélérée qui a été le fruit d’un choix politique délibéré. Il insiste sur le cas particulier des migrants internes. Ils représentent 200 millions de personnes et peuvent représenter un tiers de la population des plus grandes villes. On assiste également à un début de politisation des campagnes. Le chapitre neuf est consacré à la population. On peut noter que la transition démographique se déroule à des dates différentes, en lien avec le développement économique des régions. Gilles Guiheux livre une analyse précise de la politique de l’enfant unique avec des chiffres, des nuances régionales et un panel des conséquences. Il s’intéresse ensuite au système de protection sociale chinois, mais pointe également des transformations plus sociétales comme la montée du nombre de divorces. Il n’oublie pas de soulever la question de la réalité d’une individualisation de la société et relève également que la religiosité connait un net regain. La dernière partie traite de l’éducation et de la culture avec le cas des étudiants partis à l’étranger. Il propose également un tableau de la création culturelle chinoise resituée dans le cadre du dernier demi-siècle et plus récemment avec le cas d’Al Weiwei.

 

Le livre de Gilles Guiheux propose donc un panorama et une analyse très complète de la Chine depuis 1949. Les éclairages thématiques de la deuxième partie complètent une approche chronologique plus classique. L’auteur offre au total un état des lieux très éclairant.