Le premier article de Gisèle Lambert, conservateur en chef honoraire du département des estampes et spécialiste de l’Ukiyo-e rappelle d’ailleurs l’engouement, noté par Edmond de Goncourt en 1892, pour ces impressions qui se vendaient des sommes folles. 30000 francs de l’époque, « même si c’était à de riches yankees ».
Ce sont des estampes importées au XVIIe siècle, sans doute juste avant la fermeture du pays sous le shogunat des Togukawa, qui se sont retrouvées chez les collectionneurs et les marchands d’arts au XIXe siècle. On ne saurait trop insister, et l’auteur de cet article le fait très opportunément, sur l’influence de l’art de l’estampe sur l’Art nouveau européen de cette période. Les joaillers parisiens comme Henri Véver s’y sont également intéressés et l’on sait aussi l’inspiration que Claude Monet a pu y trouver dans la construction de ses paysages.
De la même façon, Gisèle Lambert revient sur l’origine de ce terme qui caractérise cette collection présentée dans cet ouvrage et dans l’exposition. L’Ukiyo-e à l’époque d’Edo désigne le monde qui flotte, sans doute une allusion aux lieux de plaisirs, installés dans des bateaux sur les fleuves ou dans les baies de l’archipel, mais aussi une recherche contemplative opposant la vie spirituelle aux difficultés de la vie terrestre.
L’époque d’Edo, (1603-1868) correspond à la fermeture de l’archipel aux influences étrangères. Cette période de paix intérieure se traduit par une intense activité artistique et notamment une codification des pratiques, y compris les arts martiaux. La fin des guerres féodales, opposant les Daimyos, l’équivalent des seigneurs, entre eux, avec leurs guerriers, les samouraïs, se traduit également par une intense activité dans ce domaine. Les pratiques guerrières deviennent des arts martiaux et ceux-ci se codifient pendant cette période, reprenant selon les cas des formes de combats traditionnelles utilisant les armes comme le kendo, les outils agricoles, les poings et les pieds et des gestuelles inspirées des exercices du Taïchi importé de Chine. Les estampes étaient avant tout destinées à la promotion de l’art de vivre dans les grandes villes comme Edo, Kyoto et Osaka, avec leurs quartiers dédiés aux spectacles et aux courtisanes.
Gisèle Lambert présente également les techniques de l’estampe, à partir d’une gravure sur bois en relief, la xylographie. L’artiste dessinait mais le graveur réalisait les planches, en cerisier de préférence, et une par couleur, sur laquelle les imprimeurs passaient successivement la feuille pour donner l’épreuve finale. Certaines épreuves pouvaient nécessiter 15 planches différentes en fonction de la variété des couleurs.
On apprendra aussi que les tirages étaient différents selon la qualité de l’œuvre mais aussi l’importance du commanditaire. Les cent premières épreuves étaient réalisées sur un papier de qualité, tandis que la suite était traitée avec moins de soin. Le papier est également très différent, et l’on passe ainsi du luxueux hôsho au kozo très fin et presque translucide fabriqué avec des fibres de murier jusqu’au gampi très épais.
Les outils de graveur, les planches de couleurs et les modèles d’impression sont également présentés ici avec de nombreux détails techniques.
Le théâtre et le sumô ont largement inspiré les dessinateurs d’estampes, comme le souligne encore Gisèle Lambert qui profite de son troisième article du catalogue pour présenter les trois genres théâtraux japonais, le kabuki, le jôruri et le bunraku. Le kabuki est le théâtre populaire inspiré des marionnettes avant de s’en détacher complètement, tandis que le jôruri à partir d’une complainte épique et le bunraku, les marionnettes mues par des acteurs visibles du public ont largement inspiré les dessinateurs d’estampes. Le sumô qui devient un sport professionnel avec des liens évidents aux cultes shintoïstes a également inspiré de nombreuses estampes ? Les lutteurs les plus prestigieux étaient montrés en pieds ou en portraits trois quart ou encore en action. ( Difficile de ne pas penser aux vignettes Panini des joueurs de football !)
Ces trois premiers articles précèdent donc la série d’estampes présentées sur l’art théâtral et il est difficile de ne pas avoir des coups de cœur et de ne pas se faire ici, au moins symboliquement son cabinet d’estampes idéal… Je me garderai d’effets faciles sur les invitations à venir voir mes estampes japonaises.
Cet acteur de théâtre interprète le rôle d’un ronin, un samouraï sans maître ni fief ni ressources qui se condamne à mourir par fidélité à son seigneur.
On appréciera sans doute ici la perfection de la posture, ici une position de défense juste après que le sabre ait été sorti du fourreau.
Dans un autre genre, les sumotori véritables dieux vivants et ayant sous l’ère Edo rang de samouraïs sont en position d’attente avant d’entrer en piste. On appréciera sans doute les décors personnalisés des tabliers de cérémonie qui sont évidemment ôtés avant le combat. Symboles vivants des relations avec la terre, ces hommes-montagne comme on les appelle sont des lutteurs qui tissent dans le combat une relation avec les forces fondamentales de la nature. D’autres cultures développent ce type de relation avec l’animal du sacrifice, ce que l’on ne trouve pas au Japon d’ailleurs.
L’ère Edo n’a pas été simplement pacifique pour les hommes, elle a aussi contribué au développement des arts féminins et à l’expression au moins dans les estampes d’un art de vivre spécifique aux courtisanes. Dans les quartiers bordés de saule, (symbole chinois de la prostitution), les maisons vertes accueillaient les courtisanes et leurs assistantes. Une véritable formation spécifique était offerte à ces jeunes filles qui entraient en maison entre 10 et 15 ans et qui étaient formées à différentes disciplines artistiques comme les origami ou l’art floral. Les geishas étaient les plus qualifiées et recevaient une éducation encore plus complète, organisées en profession à part entière à partir du milieu du XVII ème siècle .
Les scènes d’intérieur ont aussi largement inspiré les artistes même si l’on peut avoir une certaine préférence pour ces situations de la vie quotidienne où le mouvement est présent comme dans cette averse criante de vérité avec cette socque perdue dans la précipitation.
La dimension érotique des estampes n’est pas absente du catalogue et parfaitement décrite dans l’article de Christophe Marquet. Edmond de Goncourt encore lui, a été très inspiré par cet aspect très particulier de l’art japonais. Cette littérature érotique appelée les livres de l’oreiller (Makura-e) était destinée à l’aritocratie au départ, sans doute en raison du prix élevé des premiers tirages. Sous l’influence de la morale occidentale avec l’ouverture du Jaon au monde avec l’ère Meiji, le genre a connu un certain déclin au XIX ème siècle. Les mangas érotiques s’inscrivent, qu’on le veuille ou non dans la tradition des estampes érotiques populaires. Christophe Marquet nous apprend aussi que la moitié au moins des estampes japonaises de la seconde moitié du XVIIème siècle concernaient le domaine érotique. 800 livres de l’oreiller ont ainsi été recensés. Les mesures d’interdiction n’on d’ailleurs pas enrayé cette production qui est devenue clandestine pendant un temps.
Enfin l’ouvrage s’achève par une présentation de Jocelyn Bouquillard traitant de l’estampe du paysage au XIX ème siècle, un genre plus paisible après le passage précédent. Ici aussi il est difficile de faire un choix tant la qualité des reproductions est grande. Hokusaï et Hiroshige sont les artistes de cet art qui s’identifie avec le règne finissant des Togukawa. La crispation sur la morale sociale, les interdits multiples sur les estampes érotiques amènent certains artistes à pousser l’art du paysage jusqu’à la perfection Certaine planches sont des méditations graphiques sur l’éphémère, sur le temps qui passe sur ces fleurs de cerisiers qui ne durent pas longtemps et qui tombent au moindre souffle. Cette recherche de l’harmonie se veut aussi quête d’ordre confucéen où l’équilibre est recherché avec constance mais en même temps une réflexion sur la nature, immuable et changeante à la fois.
Bruno Modica © Clionautes