le séisme économique mondial actuel et ses réponses européennes encore bien dispersées donnent de l’intérêt à l’étude des crises passées qui ont marqué la longue et chaotique marche de l’Europe communautaire. La dimension économique et sociale de la construction européenne fait justement l’objet d’un ouvrage conséquent qui décrit la navigation du navire européen, non sur un long fleuve tranquille mais sur une mer déchaînée où se succèdent les tempêtes.
René Leboutte oriente depuis longtemps ses recherches sur l’histoire des bassins industriels européens, notamment miniers. Aujourd’hui professeur à l’Université du Luxembourg, il y poursuit ses recherches sur la cohésion économique et sociale et Europe. La publication de L’histoire économique et sociale de la construction européenne découle certes de ses responsabilités universitaires actuelles, mais s’appuie fortement sur sa maîtrise d’une histoire des industries déclinantes du cœur de l’Europe qui n’oubliait pas d’étudier la situation des travailleurs.
Son ouvrage se présente comme une synthèse volumineuse, près de 700 pages sans la bibliographie, au découpage thématique très fin de vingt-cinq chapitres: René Leboutte a semble-t-il cherché à donner accès à toutes les entrées possibles de la construction européenne sur les plans économiques et sociaux.
Si les premiers chapitres sont consacrés à la construction d’un marché commun et si la section suivante décrit l’édification de l’Union monétaire et l’achèvement du marché intérieur, l’auteur ne suit pas un fil chronologique: chaque section est divisée en chapitres initiaux qui présentent les origines, les notions et les institutions nécessaires à la compréhension du sujet, suivis de chapitres qui précisent les étapes de la mise en place du marché commun ou de l’Union monétaire.
Il en est de même pour les parties suivantes: La partie centrale est consacrée aux politiques européennes, aux élargissements et aux rapports de la communauté avec le reste du monde. Les politiques communes européennes y sont ainsi présentées individuellement. Si ce fractionnement thématique peut gêner la lecture de celui qui ne maîtrise pas la chronologie de la construction européenneIl faut avant d’aborder cet ouvrage lire, au minimum, un manuel sur la construction européenne comme ceux qui se sont multiplié avec l’arrivée de cette question aux concours. Un exemple : http://www.clionautes.org/?p=1927, elle fournit en revanche, dès la première moitié de l’ouvrage une solide définition de cet objet si particulier qu’est l’Europe communautaire: une véritable économie européenne, mais construite par à-coups et par compromis successifs.
Cette première moitié de l’ouvrage permet d’introduire la vision de R. Leboutte sur les liens entre l’Europe et la mondialisation: la construction européenne participe de la mondialisation Sur ce sujet, voir aussi: L’europe et la Mondialisation et elle offre une forme de gouvernance de celle-ci à l’échelle régionale, qui permet d’en limiter les effets néfastes.
Cette vision est précisée dans les deux parties suivantes consacrées aux mutations industrielles et agricoles d’une part, et à la cohésion économique et sociale d’autre part. Elles analysent la capacité de l’Europe communautaire à fournir une certaine stabilité aux acteurs économiques, dans le secteur agricole , et à limiter les conséquences des grandes restructurations dans les secteurs miniers et sidérurgiques.
L’ouvrage s’achève par une conclusion remarquable de synthèse ( trois pages) et d’efficacité: tous les fils suivis dans le plan thématique y sont réunis dans un récit plus chronologique qui s’achève par un plaidoyer pour l’approfondissement (notamment social) de l’Europe Communautaire.
Par delà le découpage en chapitres, l’auteur a clairement cherché à faire passer un certains nombre de messages forts et a insisté sur une période (les années 50 à 70) et un thème (l’Europe du charbon et de l’acier) directement issus du cœur de ses recherches passées.
Mouvements centrifuges et solidarité communautaire: une histoire économique ou politique ?
« Le mouvement centrifuge qui caractérise les politiques nationales a profondément affecté l’acquis communautaire »: cette phrase d’un rapport de 1975 de Robert Marjolin, ancien vice-président de la Commission, représente bien les sentiments de l’auteur quant à l’attitude des états, prêts à torpiller l’esprit de la construction européenne. La solidarité inscrite dans le Traité de Rome a été bafouée par l’instauration de marchandages qui caractérisent les « marathons » européens depuis les crises provoquées par les caprices Gaulliens. Si la France, par ailleurs acteur majeur de la construction européenne, est souvent montrée du doigt pour son manque de respect du sens collectif, la bête noire de René Leboutte est bien le Royaume-Uni, accusé de ne ménager que ses propres intérêts dans sa participation à l’Europe communautaire; l’idée d’un « juste retour » qui justifie la demande d’un « rabais » de la participation britannique est en effet en contradiction totale avec la notion de solidarité européenne. Mais la nuisance du Royaume-Uni ne se limite pas à cet égoïsme affiché: Il cherche à introduire ses propres conceptions de l’Europe, simple espace de libre-échange non-contraignant pour les états où doit régner l’ultra-libéralisme. Aussi le chapitre sur l’achèvement du marché unique ressemble souvent au combat du chevalier blanc Delors contre le dragon Thatcher; le chevalier blanc finissant par restaurer une certaine solidarité entre les membres de l’Union.
Mais La phrase de Robert Marjolin rappelle aussi qu’une histoire de la construction européenne, fut-elle économique et sociale, reste une histoire de relations internationales, une histoire politique des relations entre des puissances inégales, entre les états et les institutions communautaires . On n’échappe donc pas à cette présence incontournable de la politique dans ce manuel d’histoire économique. Pourtant, René Leboutte parvient à bien insérer ces questions de relations de pouvoirs dans la description de l’édification d’une économie européenne; l’une des plus belles réussites de ce point de vue étant sans doute la description de la construction de champions nationaux dans la sidérurgie dans les années 1960-70 alors que les transformations de la sidérurgie mondiale auraient nécessité d’appliquer une stratégie européenne; la Commission ne parviendra a en imposer une que fort tard dans le contexte douloureux des restructurations des années 80. De même, la question des ressources propres pour les institutions communautaires, l’évolution de la gestion des fonds structurels montrent bien la longue lutte de la Communauté pour s’assurer une certaine autonomie face aux états.
Une histoire de crises ?
L’histoire de la construction européenne est-elle vraiment celle de cette prospérité exceptionnelle acquise dans le demi-siècle qui a suivi la fin de la deuxième guerre mondiale ? Certes, René Leboutte admet dans sa conclusion le rôle des trente glorieuses dans le succès du marché commun; mais à lire cette histoire économique et sociale, on pourrait en douter, tant les crises sont présentes et jouent un rôle souvent déterminant dans l’évolution de la Communauté. Elles sont à la fois évoquées dans un chapitre spécifique sur l’évolutio
C’est une semaine avant sa sortie en librairie que le service de presse des Clionautes a reçu cet ouvrage qui inaugure donc la vitrine virtuelle que nous entendons consacrer aux évènements éditoriaux.
n du contexte économique de l’Europe (chapitre IV) mais aussi tout au long des autres parties.
Dans cette histoire tout sauf linéaire de la construction, René Leboutte met en valeur toute une série de chocs économiques, à la fois facteurs et problèmes de l’édification de l’Europe communautaire. Le premier choc est celui d’une après-guerre marquée par les pénuries et d’une crise économique, celle de 1947, qui remet en perspective l’impulsion initiale trop souvent expliquée par le simple contexte de la guerre froide naissante; le second choc est celui du basculement, autour des années 60, de la pénurie à la surproduction dans les domaines agricoles, du charbon et de la sidérurgie. L’auteur rentre souvent dans le détail des crises et montre leur articulation avec les inflexions prises par la construction européenne. Inversement, il évoque les « illusions de la prospérité »: ces facteurs de crise et de déclin détectés par la Commission européenne dès les années soixante, notamment autour de la récession de 1966 qui annonce les bouleversements des années 70. Mais les recommandations faites par la Commission de coordonner des politiques économiques pour lutter contre ces dangers (ralentissement de l’activité industrielle, inflation) restèrent lettre morte.
L’impact de la crise monétaire qui fait voler en éclat le système de Bretton-woods est plus ambigu: elle provoque un échec des mécanismes communautaires de coordination, malmène les réponses européennes comme le serpent monétaire et le SME, mais chaque épisode de turbulence monétaires relance les projets d’union monétaire -il furent nombreux- . La relance finale, à partir de 1983 qui aboutit à l’Union Economique et Monétaire et à la mise en place de l’Euro fut secouée par la crise de 1992-93, elle même liée à la libération des mouvements de capitaux. Cette secousse explique peut-être, en partie, les mécanismes très contraignants du pacte de stabilité qui, selon l’auteur traduisent un choix: « la lutte contre l’inflation passe avant celle contre le chômage de masse. »
Comme les crises conjoncturelles, les crises sectorielles, celles de l’agriculture, de la mine et de la sidérurgie, ont été l’occasion de réformer le fonctionnement de l’Europe communautaire et son insertion dans la mondialisation: ainsi la réforme de la Politique Agricole Commune de 1992 fait passer du soutien au prix, base de la PAC depuis sa fondation, à des aides directes; elle est le produit des multiples crises de surproductions, tout comme les crises sanitaires qui suivent (vaches folles et fièvre aphteuse) orientent un peu plus la PAC vers la qualité et les considération environnementales.
Enfin, les élargissements, à l’exception de celui de 1995, sont à chaque fois présentés comme des crises, en tout cas comme des chocs, dont certains ont menacé le principe de solidarité communautaire, et qui nécessitent de faire de la cohésion économique et sociale de l’Europe une priorité.
Une volonté d’Europe sociale très ancienne mais inaboutie.
Dès les chapitres consacrés aux projets européens d’avant-guerre, l’auteur s’attache à montrer la volonté de joindre aux projets de construction européenne des formes d’aides sociales. Celles-ci ont avant tout pour but de permettre la reconversion ou la mobilité des travailleurs menacés dans leur emploi par les conséquences de la construction du marché européen. Pour les années C.E.C.A., c’est véritablement l’Europe du travail industriel et minier qui prend vie dans ces pages, avec ses conditions de sécurité encore précaires et ses drames, ses migrants -d’abord italiens- . René Leboutte montre ensuite l’extension des principes de cette aide, notamment dans le domaine du logement ouvrier, puis, avec la CEE et la création du Fond Social Européen dans le cadre de la lutte contre un chômage de plus en plus étendu en terme de secteurs, de plus en plus massif et de longue durée. Le « fond d’ajustement à la mondialisation », créé en 2005 pour aider à la reconversion des victimes de délocalisations, constitue finalement un retour aux sources. Mais cette Europe des aides sociales peine à devenir une politique sociale Européenne: l’échec final de la longue quête d’un statut du mineur européen (1961) annonçait la pénible recherche d’un dialogue social européen: la directive Vredeling sur le droit à l’information et à la consultation des travailleurs mit quatorze ans pour être décidée, et la charte des droits sociaux fondamentaux fut systématiquement attaquée par le Royaume-Uni où elle n’est toujours pas appliquée. Enfin, la mise en place de la Stratégie de Lisbonne (2000), visant à rendre l’économie européenne plus compétitive dans le cadre de la mondialisation met davantage l’accent sur une politique de l’emploi que sur une politique sociale. Cette dernière reste une prérogative des états.
On l’aura compris, cet ouvrage ne constitue pas seulement une synthèse universitaire sur le sujet; comme beaucoup de livres écrits depuis le choc de 2005, il s’agit d’un plaidoyer pour la construction européenne, et particulièrement pour les conceptions des pères de l’Europe et les principes des premiers traités auxquels l’auteur semble très attaché; de même, René Leboutte ne cache pas son hostilité à la vague libérale initiée par Margaret Thatcher et son admiration pour le compromis et les avancées réalisés pendant les dix ans du « moment Delors » (1985-95). Loin d’être un défaut, cette vision engagée donnent de la vie à ce volume de 700 pages que le découpage thématique très fin aurait pu quelque peu assécher.