Ce numéro a pour thème l’ Ethnicité et se compose de six articles de recherches effectuées par des professeurs à l’Université. A partir des années 1980 , les changements démocratiques dans les pays d’Amérique latine ont amené une valorisation du multiculturalisme et des identités amérindiennes ou afrocubaines remettant en cause les « imaginaires hiérarchiques et racistes » en vigueur jusqu’alors . On a vu la montée en puissance de nouvelles élites indiennes, l’élection à la présidence bolivienne d’un candidat revendiquant son identité ethnique,la mise en place de politiques publiques destinées à favoriser les individus issus d’ethnies jadis peu considérées.Les six articles de cette revue ont pour but de nous aider à comprendre ce mouvement , à l’analyser et à en percevoir les aspects particuliers selon les pays étudiés .

1-Le pouvoir des symboles .Les symboles dans le pouvoir : théosophie et « mayanisme » dans le Yucatán (1922-1923) par Beatriz Urías Horcasitas

L’auteur analyse l’empreinte du spiritualisme philosophique dans les projets politiques de Felipe Carrillo Puerto.Celui ci a tenté de « revitaliser l’esprit ancestral des mayas « en élaborant un scénario politique archéologique qui a donné lieu à des changements en matière de propriété foncière par exemple.Grâce à la récupération de la pensée et de la symbolique théosophique, il a mis en place un univers idéologique cohérent et politiquement fonctionnel . En juillet 1923 , le gouverneur Felipe Carrillo Puerto , lors de l’inauguration de la route d’accès à Chichén Itzá ,a prononcé en langue maya un discours dans lequel il établissait un lien entre l’antique civilisation maya et le régime qu’il dirigeait. Il en appelait à la « spiritualité » et au « cœur » de son auditoire dans un singulier discours politique. Il a encouragé la collectivisation de la production et l’abolition de la propriété privée ainsi que l’organisation des travailleurs dans le cadre des ligues de résistance, dispositif corporatif subordonné à l’Etat.La visée théosophique de la revitalisation de la race et de l’esprit ancestral des Mayas a légitimé dans le Yucatán un projet antilibéral et autoritaire. Elle a permis de formuler une forme spécifique d’indigénisme tout en suggérant que seul « un homme supérieur » ( c’est-à-dire un dirigeant représentant d’une tradition spirituelle ancestrale) pouvait conduire la société vers la modernité et le progrès.L’auteur étudie l’utilisation politique d’une conception de la race d’inspiration « spiritualiste » et nous permet de comprendre le projet nationaliste post révolutionnaire de Felipe Carrillo Puerto qui a fait du thème de la race l’un de ses axes fondamentaux.La révolution mexicaine n’a pas amené au pouvoir une classe sociale mais une faction hégémonique qui s’est présentée comme dépositaire de la légitimité révolutionnaire. Les nouveaux leaders politiques ont cherché à encadrer les masses pour les utiliser dans le sens d’un projet de modernisation et de collectivisme. Salvador Alvarado, lorsqu’il arriva dans le Yucatán, utilisa « la revitalisation de l’esprit de la race « par le biais d’une forme d’indigénisme régional : le mayanisme.Des initiatives concrètes furent mises en œuvre comme l’expérience d’éducation par les Indiens de la « Cité scolaire des mayas » ,le financement d’une architecture officielle de « style maya » libérée de l’influence de l’art européen ,l’importance d’utiliser la langue maya. Cette revalorisation du maya s’amplifia avec l’arrivée de Felipe Carrillo Puerto au pouvoir. Il fit construire des monuments en l’honneur de « la race » sur lesquels des symboles politiques forts (rebellions indigènes de l’époque coloniale) se mêlent aux signes théosophiques (le triangle, la race rouge, l’esprit magnétique).Carrillo Puerto insista sur l’importance de la réappropriation de l’histoire de l’antique civilisation maya conférant un sens aux nouveaux sites archéologiques. Il prit des mesures très concrètes consistant à reconstruire les routes d’accès aux sites archéologiques. Il s’agissait de tirer profit des inaugurations pour faire acte de prosélytisme politique et inciter la population à s’identifier avec ses racines raciales et culturelles. Dans ce contexte les demandes sociales prirent une tournure mystico religieuse.Ce projet se fondait également sur les principes de l’eugénisme : la regénération physique , mentale et spirituelle de la race maya était associée à l’élimination d’une hérédité négative et à un prolétariat libéré des mauvais penchants. Dans le Yucatán, le radicalisme s’appropria certains symboles théosophiques tels le rayon (l’énergie universelle), le triangle ( l’équilibre universel), le disque doré ( le soleil comme centre de la vie) et la croix blanche ( le sacrifice cosmique). Le triangle rouge était aussi l’emblème du Parti socialiste du Yucatán. La manipulation et le transfert de symboles répondaient au besoin d’introduire une nouvelle liturgie civique. En Amérique latine, nous dit Beatriz Urías Horcasitas, la théosophie s’est diffusée dans les cercles libéraux à partir du dernier tiers du XIX° siècle. Le spiritisme et la théosophie se sont également propagés au Mexique par le biais de milieux littéraires marqués par le modernisme.En opposition au rationalisme les poètes modernistes influencés par la théosophie, défendaient l’unité du vivant et de l’inanimé, de l’esprit et de la matière.La théosophie yucatanaise s’est approprié les enseignements des livres sacrés des Mayas, du Popol Vuh en particulier. Assassiné en 1924, Carrillo Puerto figura dans l’histoire officielle comme un « martyr » révolutionnaire dont le projet progressiste a été saboté par des intérêts économiques dominants.Carrillo Puerto une fois disparu, l’influence de la théosophie s’est déplacée de son contexte initial de propagande politique vers la construction d’une nouvelle race et d’une nouvelle culture au niveau latino américain. La nouvelle race latinoaméricaine parviendrait à se situer au même niveau que le pragmatisme anglo-américain mais à ses antipodes et formerait une civilisation américaine unique. Lázao Cárdenas, autre dirigeant charismatique, a repris des éléments de la stratégie politique de Carrillo Puerto dans les années 1930.La doctrine théosophique a été utilisée par Carrillo Puerto comme un instrument qui a permis de teinter de spiritualité et de transcendance une expérience politique issue de la révolution.

2 – Quelques caractères originaux d’une culture métisse en Amérique latino-indienne par François Bourricaud

Cet article a été écrit à la suite de l’étude d’une communauté agraire sur les bords du lac Titicaca , après un séjour de plus d’un an au Pérou. La hiérarchie sociale semble y renvoyer à une stratification immuable : Indiens, Cholos et Métis mais ces groupes partagent des attitudes comparables en matière de famille, de religion, de relations sociales ce qui témoigne « d’une culture métisse » transcendant les clivages de groupe.Les critères de distinction entre ces groupes sont imprécis car la pratique de la hiérarchie sociale est dynamique et le statut n’est jamais acquis par avance. En dépit des mêmes valeurs sociales partagées par les groupes, les tensions sociales peuvent être avivées par l’enjeu agraire.François Bourricaud s’emploie à préciser par quels mécanismes se développe le métissage et à souligner les conséquences produites par ce processus . Il répond à ces questions : Qu’est ce qu’un Indien ? Qu’un métis ? Sur quels critères se fondent les recenseurs qui ont affecté les individus au groupe indien, blanc, métis, selvatique…Il démontre que le critère des traits physiques ou le critère linguistique ( quechua, aymara, espagnol) ne suffit pas et explique à quel point ces classifications sont relatives.Tel individu qui à Puno appartiendra au groupe dominant de « misti « ( mestizo) ne sera qu’un « cholo » pour la « gente » ( les gens bien) de Lima. Un cholo est un métis mais le nom est plus appréciatif ou dépréciatif que classificatoire.François Bourricaud s’intéresse à l’ensemble de sentiments confus, de perceptions obscures qui s’expriment par une échelle de prestige et permettent de définir le groupe indigène, de le distinguer du groupe de métis.L’échelle » Indiens-Cholos-métis » se définit comme une hiérarchie de prestige. A Puno (ville d’une quinzaine de milliers d’habitants) ce qui importe n’est pas tant ce que font les gens que ce qu’ils sont. La hiérarchie sociale y est extrêmement instable et changeante. On assiste à une continuelle révision et mise en cause du statut de chacun des notables par ses pairs.L’auteur étudie ensuite la persistance de quelques institutions incasiques, de nombreuses coutumes précolombiennes dans les régimes agraires contemporains en en soulignant l’évolution: Le paysan emprunte également à la source espagnole et ne répète pas seulement des coutumes précolombiennes .François Bourricaud analyse aussi les croyances assimilées par la société indigène, comparables chez les Métis et chez les Indigènes.Le point commun aux trois groupes Indiens Métis Cholos est la façon d’appréhender les relations sociales: toujours de type personnel, jamais de type fonctionnel. Les phénomènes de parrainage sont d’une importance décisive. Les liens qui en découlent impliquent des obligations étendues d’assistance. La société n’est en aucune manière imaginée selon les catégories de l’organisation professionnelle mais comme un réseau d’obligations qualitatives et particulières entre des amis, des parents, des « compadres ».Le conflit entre Indiens et Métis, nous dit l’auteur, prendra socialement la forme d’une lutte agraire. Le rapport entre les subsistances et les terres disponibles est défavorable. La population s’accroît et les grandes haciendas des spécialisent de plus en plus dans l’élevage dégageant un surplus de main d’œuvre. Le grand propriétaire foncier n’a pas toujours très bonne réputation. Le mouvement indigéniste qui exalte le grand passé préincassique du Pérou est un produit de l’intelligentsia métisse qui exprime le mécontentement de gens instruits auxquels la classe nantie des propriétaires dénie toute chance de promotion.Les hacendados ne sont plus les successeurs des conquérants. Outre quelques familles dont la pure filiation coloniale est certaine, la classe actuelle des grands propriétaires s’est renouvelée. L’auteur veut éviter quelques erreurs courantes sur le mouvement indigéniste. Il ne s’agit pas d’une tentative pour ressusciter le passé mais d’une protestation d’intellectuels métis contre une certaine répartition de la propriété des terres et du pouvoir politique.François Bourricaud soutient que les valeurs dominantes chez les métis sont très comparables aux valeurs dominantes chez les Indiens. Il reprend la même thèse et la même démonstration pour les groupes rivaux chez les métis.La culture métisse exalte l’Indien non pas dans la pureté de ses traditions mais dans sa capacité à sortir de sa condition d’indigène. Elle exalte l’Indien en voie de métissage. Elle offre ainsi aux péruviens une image dynamique de leur société et de leur avenir. L’auteur souligne en conclusion, le caractère explosif de la culture métisse.L’unification culturelle autour du modèle métis, loin de produire une unité sociale et politique plus forte, a des chances d’aviver les tensions sociales et de rendre explosive la situation politique.

3-Invocations de l’ethnicité et imaginaire sociopolitique au Mexique par José Luis Escalona Victoria

A partir de deux expériences de recherche dans des régions comptant une importante présence indigéne: le Michoacán et le Chiapas, l’auteur se propose d’étudier la construction de l’ethnicité.L’ethnicité, de même que la nation , est, selon l’auteur, un produit de l’imaginaire sociopolitique mexicain et plus une manière d’instituer des groupes et des identités dans un contexte de luttes politiques que l’expression d’héritages culturels ou linguistiques.L’auteur analyse l’ethnicité en tant que « représentation discursive » « rituelle et symbolique », c’est-à-dire comme un langage. L’invocation de l’ethnicité est liée à sa manipulation, dans le cadre de la mobilisation et de la contestation dans des contextes sociaux de négociation et de lutte. L’ethnicité n’est pas un attribut intrinsèque da la langue, de la culture ou de l’histoire des groupes sociaux. Elle se déploie comme une idéologie pragmatique et est donc liée au champ de l’imaginaire dans lequel les représentations de « l’indianité » et de la « nation » occupent une place très importante. « Ethnie, nation, état » : la lutte pour leur définition est une véritable dispute sur la représentation du monde social.La construction de l’ethnicité est passée par différentes étapes qui s’entrecroisent. Entre la période postcoloniale et la Révolution, l’image de l’indianité s’est référée surtout à la différenciation « Indien-ladino » fondée sur une idéologie raciale. Après la Révolution on a commencé à instituer une image de l’ethnicité basée plutôt sur l’idée de « culture ». Dans les trente dernières années du XX° siècle, une nouvelle conception de l’ethnicité semble en construction , essentiellement comme une identité politique. Avant le XIX° siècle des termes comme « ladino » ou « gente de razón » étaient utilisés pour désigner des indiens qui acquéraient des carctéristiques espagnoles, en particulier la langue.Puis il y a eu déplacement de ce terme « ladino » jusqu’à son identification avec celui « d’espagnol », pôle civilisé face aux » indiens barbares ». Parrallèlement à ces images, les communautés ont vécu de grandes transformations dues aux changements démographiques et économiques : avec la perte de l’influence de l’Eglise, l’expansion de grandes fermes (les « fincas ») , la migration des ladinos vers les communautés indigènes, la dépossession des terres des communautés. La distinction Indien-ladino a été actualisée par la transformation des champs de pouvoir. Il y a eu refonctionalisation de la différenciation ethnique dans le contexte de la production émergente du café, des bois précieux et autres produits commerciaux. Dans ce contexte de reconfiguration a surgi un « indigénisme » parmi les élites régionales qui perdaient leur position dominante face aux nouveaux planteurs. L’indianité apparaît alors comme discours produit par des groupes dominants locaux et régionaux pour contrôler la répartition des terres et les ressources des communautés indigènes.Au XX° siècle, la construction de l’Etat a eu une incidence sur la reconstruction de l’indianité dans l’imaginaire sociopolitique : l’ethnicité a été soumise au « nationalisme métis ».Dans le Chiapas , entre 1994 et 1997, le gouverneur a instauré une politique spéciale de centres culturels en zones « indigènes ». Cette initiative a cherché à promouvoir la participation directe des indigènes dans la définition de projets d’ateliers d’artisanat, de musique et de littérature.On a également promu récemment la création d’universités indigènes ou interculturelles qui cherchent à répondre aux problèmes spécifiques de la population indigène. Les partis politiques, les organisations sociales et gouvernementales se sont engagés dans la même direction de promouvoir de nouvelles relations entre les indigènes d’un côté et le marché ou le gouvernement de l’autre. L’auteur nous en donne de nombreux exemples.Il montre comment plusieurs variantes du discours sur l’authencité et la pureté, la défense et la sauvegarde de la culture, sont produites depuis divers centres , dans la poursuite d’objectifs très différents.

4- Variations régionales : la politisation des identités ethniques au Mexique par Julie Devineau

A partir de trois études de cas régionales au Mexique (Sierra Juárez de Oaxaca, région lacustre du Michoacán , Huasteca Potosina centrale) Julie Devineau s’interroge sur le processus de politisation des identités ethniques.Elle a voulu éviter plusieurs écueils en démontrant qu’il n’y a pas d’équivalence automatique entre identités sociales et identités politiques et que l’ethnicité est invoquée au nom d’enjeux très divers. L’ethnicisation n’est pas liée à un retrait de l’Etat mais à l’intensification de la compétition entre groupes sociaux et à la démocratisation des espaces publics locaux.La notion d’ethnicité est uniquement utilisée au Mexique pour se référer aux populations indigènes descendantes des populations précolombiennes. L’affirmation de la descendance avec les populations précolombiennes et la distinction Indien- Métis se trouvent à la base de cette définition. Dans certains contextes l’ethnicité se politise : les identités culturelles deviennent des marqueurs utilisés de façon intentionnelle dans l’espace public par les intéressés eux-mêmes.L’affirmation de l’appartenance ethnique dans la sphère publique correspond à une stratégie des acteurs sociaux dans la quête de biens :enjeu de la terre, usage des ressources naturelles, contrôle de l’institution municipale,canalisation de ressources publiques et privées pour le développement,possibilité d’accéder à des postes électifs. Julie Devineau explique l’apparition de ce processus au travers de la mise en œuvre des politiques publiques en s’interrogeant sur le rôle de l’Etat dans la politisation des identités ethniques. Elle revient sur les transformations du monde rural depuis les années 1970 en spécifiant les nouveaux paramètres de la compétition sociale : la modernisation économique des campagnes,l’ouverture démocratique et la reconfiguration des politiques publiques depuis 1994.L’Etat a joué un rôle important dans chacune de ces dynamiques.L’auteur rappelle ensuite l’impact qu’ eu le soulèvement armé néo zapatiste sur l’évolution de l’enjeu ethnique au niveau national. Dès les premiers mois de l’insurrection, l’EZLN s’est positionné comme le porte parole d’un mouvement de lutte pour la reconnaissance des droits des peuples indigènes. L’universalité des politiques sociales entre indigènes et métis a été remise en cause récemment. Depuis les années 1970, les indigènes peuvent prétendre recevoir de nombreuses prestations sociales en tant qu’exclus du développement.Vers la fin des années 1990 une nouvelle étape a été franchie. Plusieurs programmes de développement prennent officiellement en compte le critère ethnique pour cibler leurs prestations . Ce qui importe n’est pas de se revendiquer indigène mais d’appartenir à une communauté considérée comme indigène en fonction de la proportion d’habitants parlant une langue indienne. Julie Devineau souligne une tendance dont l’importance s’accroît vers la fin des années 1990 : la promotion de personnalités indigènes à des postes de responsabilité dans l’administration publique.Elle observe ensuite dans trois régions précises du Mexique, l’intensité des trois facteurs (mutations socioéconomiques du monde rural,ouverture démocratique,évolution des politiques indigénistes) et leurs variantes régionales.Elle analyse de façon détaillée l’évolution chronologique de ces trois facteurs dans ces trois régions et fait apparaître des différences.Dans la Sierra Juarez de Oaxaca,les enjeux sont liés à la gestion des ressources naturelles.Dans la région lacustre du Michoacán, l’ethnicité y est vécue comme un héritage. Elle se distingue par la présence d’une organisation indigène hégémonique et militante. Dans la Huasteca Potosine, l’indianisation est beaucoup plus tardive ce qui est un paradoxe puisque la proportion de la population parlant une langue indigène avoisine 80%.A la suite de l’insurrection zapatiste cette région s’est « indiannisée » dans la mesure où l’ethnicité est devenue un argument du discours politique local.L’insurrection zapatiste a donné un nouveau souffle aux leaders sociaux en quête de projets et aux institutions gouvernementales à la recherche d’un électorat. L’ethnicité est donc moins un moyen d’affirmer la présence dans une société marquée par le racisme qu’une stratégie pour accéder aux responsabilités et aux biens collectifs.Si les revendications des mouvements indigènes sont homogènes depuis 1994,les enjeux politiques qu’ils véhiculent diffèrent d’une région à l’autre.Les stratégies des groupes indigènes sont variables. C’est ce que nous dévoile Julie Devineau pour conclure cette étude.

5- Mutations et déclin du Mouvement Pachakutik en Equateur ( 1996-2008) par Julie Massal

Après une ascension dans les années 1980 et une mobilisation sociale et politique parvenue à son apogée en 1997-2000, les mouvements indiens connaissent un net affaiblissement. L’article met en relief les forces et les faiblesses actuelles des mouvements indiens face au gouvernement et aux défis politiques et économiques à venir. Julie Massal analyse les facteurs du déclin de Pachakutik à partir de sa participation au pouvoir en 2003. Perdant le bénéfice de la nouveauté, connaissant d’importants problèmes d’organisation et se heurtant aux structures du régime écuatorien, Pachakutik peine à rassembler le vote « ethnique ».Ce mouvement propose une réforme de la démocratie jugée insuffisante ainsi que la reconnaissance d’un Etat plurinational.L’auteur analyse les origines d’un mouvement exclusivement indien, fruit d’une ample mobilisation sociale.Ensuite, l’ascension irrégulière du mouvement Pachakutik et le tournant de janvier 2000. Enfin, la participation gouvernementale de Pachakutik en 2003 et ses conséquences : les répercussions négatives de cette participation et les obstacles opposés par le système politique.En dépit des avancées notables obtenues sur le plan politique, les peuples indiens d’Equateur demeurent encore largement exclus du pouvoir. Les acteurs sociaux et politiques indiens d’Equateur ont su en finir avec l’image des peuples indiens venus d’un autre âge et voués à l’extinction. Leur capacité de représentation politique n’est cependant pas suffisante. Leur incapacité vient en partie de leurs difficultés internes (coupure avec leurs bases) et de leur automarginalisation politique car ils refusent de constituer des alliances avec d’autres organisations indiennes.

6-La démocratie brésilienne à l’épreuve de la « question raciale » par Jean – François Véran

L’auteur remet en cause la thèse du renouvellement de la question démocratique brésilienne par l’ethnicisation des mobilisations sociales et des politiques publiques.Selon lui les rapports entre « race » et « démocratie » au Brésil ne correspondent pas à une convergence multiculturaliste globale mais à une inversion du modèle historique de « démocratie raciale ». Il fait de l’inversion la clé des processus à l’œuvre.Ainsi, l’ethnicisation n’est pas l’indice d’une entrée du Brésil dans la « seconde modernité » ou « postmodernité ».L’émergence d’une « question raciale » et la multiplication des politiques « d’action affirmative » ne marquent pas non plus le succès du militantisme afro-brésilien.Il s’interroge sur le mythe de la » démocratie raciale » au Brésil.Cette problématique est d’autant plus intéressante qu’en France et en Europe » la question sociale » est liée aussi à la reconnaissance et au traitement d’une » question raciale ».Selon l’auteur, le Brésil n’est pas et n’a jamais été une « démocratie raciale ». La dénonciation du mythe met à jour des discriminations. La « démocratie raciale » aurait opéré de façon perverse par une triple invisibilisation historique, culturelle et physique en dissimulant la dimension conflictuelle du passé (esclavage docile) et du présent (le racisme) sous le manteau d’une supposée « cordialité » nationale,en niant les différences culturelles par la proclamation abusive d’un métissage généralisé. Un « monde noir » émerge à la fin des années 1970 à partir de cette critique militante : célébration de quilombos (communautés d’esclaves fugitifs) pour mettre en avant la capacité de résistance historique, pratiques culturelles et religieuses (capoiera et candomblé).L’afro-brésilianité serait une inversion en valeur dont l’enjeu serait l’estime de soi. Selon Jean-françois Véran, ce qui se passe dans les années 1980 n’est pas seulement cette inversion en valeur d’une catégorie mais aussi l’affirmation d’une réalité catégorielle. Il s’agit d’arracher une irréductibilité noire à l’indifférenciation de la nation métisse.A partir des années 1990 s’installe une tension entre le principe politique d’un peuple unifié par le métissage et le principe sociologique d’une catégorie afrobrésilienne qui s’affirme par la race. Au Brésil, la « question raciale » se construit sur une déconstruction de la « démocratie raciale » par inversion de ses propositions élémentaires.Le modèle national est analysé rétrospectivement comme une entreprise idéologique imposant une conception unifiée de ce qui était en réalité disjoint et divers.L’inversion consiste donc à décrire comme base de la domination ce qui était pensé comme base de la démocratie.Redéfinir le Brésil comme une « nation multiculturelle » a impliqué une refonte des programmes de l’éducation rendant obligatoire l’enseignement sur l’histoire et la culture afrobrésilienne.L’enjeu est la compréhension que la société est formée de personnes qui appartiennent à des groupes ethnico-raciaux distincts possédant culture et histoire propre.Il s’agit de planter dans l’Histoire les racines d’une nouvelle conscience ethnico raciale, d’un « orgueil racial » en substitution de la « fierté métisse ». La « démocratie raciale » est dénoncée par les milieux activistes comme une idéologie et depuis les années 1980 se diffuse l’idée qu’elle est aussi un mythe. L’envers de ce mythe serait la réalité qui guide désormais la reconstruction de la démocratie à partir d’une realpolitik ethnico raciale.Selon jean-françois Véran si l’idée de mythe est si volontiers admise, c’est parce que depuis dix ans la « démocratie raciale » est systématiquement prise dans la contradiction entre ses principes et ses résultats. La réalité des discriminations s’exprime désormais par les chiffres et il s’agit là d’une métamorphose de la « question raciale » qui n’est plus appréhendéee à travers le prisme des relations interpersonnelles , dans l’intimité, mais sous l’angle macrosociologique de ses conséquences sociales. C’est ce qui permet de comprendre le succès politique des « quotas raciaux » pour l’accès aux universités. En février 2009, un statut pour l’égalité raciale propose d’en généraliser la pratique par une loi fédérale dans les administrations et les médias répondant ainsi au principe de dette historique et au « principe de réalité ».Les catégories ethnico raciales ont évolué en permanence. Portant sur la race depuis le premier recensement de 1872 jusqu’en 1890, elles ne considèrent plus que la couleur de 1940 à 1991 pour ensuite porter sur la « race ou la couleur ». La dernière approche met en évidence la pertinence statistique d’une opposition entre Blancs et Noirs.L’hypothèse de Jean-françois Véran est que si la déconstruction de » la démocratie raciale « procède bien d’une inversion de ce qui est perçu comme un mythe, la tentative de reconstruction selon le paradgme ethnico-racial serait un autre mythe , basculant dans l’axe symétrique du premier mythe tout en gardant ce que Levi Strauss appellerait les invariants structurels. La nouvelle taxinomie distinguant « brancos » et « negros » provoque une tension entre Noirs et Métis. C’est de cette tension que surgit à Manaus en 2001 le mouvement social Nation Métisse en opposition aux droits ethniques. Il s’oppose à la dévalorisation idéologique du métissage qui est perçu comme le processus de production de la Nation menacé par la cristallisation des frontières ethniques. En associant démocratie à métissage, Nation Métisse exprime la difficulté du Brésil à penser la relation démocratique en rupture avec la matrice » des trois races » qui continue aujourd’hui d’en borner l’horizon.La construction de la démocratie au Brésil peut et doit être envisagée sous d’autres angles que celui de l’ethnicité.

Noëlle Bantreil Voisin © Clionautes