Dans cette 3e édition revue et augmentée, Philippe Pelletier, géographe, professeur à l’Université Lyon 2, nous fait partager sa grande connaissance du Japon. Son ouvrage construit autour de six grandes thématiques, commente et répond à quarante affirmations, ou idées reçues. Il est question de tradition, d’aspects socioculturels, d’enjeux socio-économiques, d’adaptation au milieu, de maîtrise technique…
Le Japon et le mythe de l’île absolue
Le territoire nippon est un espace insulaire partagé entre shima (l’île) et yama (la montagne), exposé aux aléas. A l’origine shima désignait la communauté villageoise. L’étymologie propose aussi une autre signification, qui renvoie à l’exiguïté de l’île (shi = étroit, ma = espace).
A l’époque de Marco Polo, Cinpingu est perçu comme une seule île. L’archipel comprend 6 852 îles (terres d’au moins cent mètres de circonférence, entourées d’eau de tous les côtés). 430 sont habitées.
Dans un contexte de mondialisation qui met à l’honneur l’espace maritime, le Japon affirme sa puissance grâce à sa vaste zone économique exclusive (ZEE), avec plus de 4,3 millions de km². Ce qui constitue un atout considérable face à la seule surface terrestre, pratiquement douze fois moins (377 900 km²).
Le milieu japonais serait-il inhospitalier ?
Philippe Pelletier rappelle que les aléas naturels sont variés et bien identifiés dans ces latitudes : tsunami (étymologiquement « la vague du port »), volcanisme, typhons, inondations, éboulements, glissements de terrain, coups de froid au nord… L’archipel japonais n’est pas uniformément affecté par ces « dégâts » (saigai), certaines zones sont épargnées.
Des progrès ont été réalisés dans la prévention, notamment dans la sismographie, par une maîtrise technologique, et pas seulement une simple adaptation. Construite en bois, la pagode japonaise, de par sa conception, garantit un meilleur amortissement face au séisme et au typhon.
Cependant le tragique séisme de Kôbe est resté dans les mémoires avec ses 6 300 disparus et la destruction de plus de 100 000 bâtiments. Tout comme le tsunami du 11 mars 2011 (appelé san ichi ichi, autrement dit 3.1.1.), ces drames révèlent cruellement les inégalités sociospatiales. L’architecture antisismique n’est pas si répandue.
Un excès de confiance dans les nouveaux équipements a tendance à affaiblir la perception du risque. Pour autant les Japonais entretiennent la mémoire de ces catastrophes, au-delà des exercices d’évacuation et de secours (plans de zonage de protection ou de refuge, par exemple). La sensibilisation à la prévention, le sang-froid, l’alerte anticipée (sirènes, hauts parleurs) ont pour effet de ne pas accentuer le bilan humain.
Les aménagements des hautes digues, de brise-lames n’ont pas arrêté le tsunami du 11 mars 2011 provoqué par « le séisme du large Pacifique de la région de Tôhoku » (appellation officielle), et l’accident nucléaire qui en a suivi.
Philippe Pelletier revient sur la thèse du géographe Yamaguchi Ya.ichirô, qui démontrait (en 1943) que les Japonais du Sanriku (bande côtière au nord-est de Honshu) sont autant attachés à la terre, pays des ancêtres, qu’à la mer nourricière.
Il pose le problème de l’occupation de l’espace, particulièrement avec la question du nucléaire.
L’idée d’une île engloutie par les flots, d’un déluge, n’est pas prégnante dans la tradition et la mythologie japonaise. Pas plus que « La Vague » d’Hokusai ne représente un tsunami.
Le Japon a disposé de ressources minérales (cuivre, argent, houille…), mais difficiles à exploiter et moins rentables dès l’ère industrielle, subissant ainsi la concurrence mondiale (comme la culture du coton). La sériculture (élevage du vers à soie) décline à partir des années 1930. Le bois constitue une richesse naturelle majeure. Désormais, pour des raisons commerciales, les importations, moins coûteuses, l’emportent.
La tradition japonaise ne considère pas la nature ingrate ou hostile. Il s’agit de vivre en harmonie avec elle. Aux hommes de s’adapter à leur milieu. Le terme de Saigai véhicule l’idée de dégât causé par une intention divine cachée. Le temps est perçu de manière cyclique et non linéaire, au sein duquel apparaissent des aléas, prévisibles, attendus et normaux. Cette conception de la compréhension du monde, issue du shintoïsme, ne relève pas du fatalisme.
La rhétorique sur le manque de ressources et l’exiguïté du territoire se développe après la défaite de 1945, dans le contexte du « miracle économique japonais ».
La moitié du territoire connaît la même densité que le département de la Corrèze. En fait, les disparités sont importantes. La densité japonaise moyenne est la même que celle de la Belgique, avec 340 habitants au km². Le Japon n’est pas un territoire surpeuplé, malgré les contrastes saisissant entre espaces congestionnés et espaces dépeuplés, dictés par des choix politiques, économiques et sociétaux. La redistribution spatiale de la population depuis 1945 tend à la métropolisation. Les mégapoles s’étendent. La riziculture irriguée avait encouragé la concentration de population dans certains villages.
Il est vrai que la surface agricole utile est réduite, en raison de l’importance des zones de montagne et des fortes pentes. Le nombre d’exploitations agricoles a diminué au fil des décennies. Les importations ont été privilégiées. L’agriculture a été sacrifiée par les dirigeants du pays.
D’une certaine manière, la vaste ZEE japonaise fait aussi démentir ce manque d’espace. En dépit de l’occidentalisation des habitudes culinaires, les produits de la mer suscitent toujours l’adhésion.
Les Japonais sont en harmonie avec la nature
Les valeurs animistes et naturalistes du shintoïsme tendent à dominer. La tradition japonaise met l’accent sur une nature (shizen) construite, artificialisée. Mais les millions de citadins sont bien éloignés de celle-ci.
La prolifération des singes menace les ruraux dans leur écoumène, particulièrement dans les zones fragilisées, en déprise. L’expansion des espaces sylvicoles privilégiant des conifères (économiquement plus rentables) a réduit l’érème sauvage des singes et les a fait déplacer vers les habitations. Face aux « dégâts causés par les singes » (engai) et à cette surpopulation animale, on en tue plus de dix mille par an.
Les questions énergétique et environnementale mobilisent la société japonaise. L’accident de Fukushima a entraîné la fermeture des 54 réacteurs nucléaires qui produisaient environ un quart de l’électricité du pays.
Le Japon, un animal économique ?
Très largement soutenu par les américains, le « miracle économique japonais » est promu comme un modèle, face à l’alternative communiste. Au moment de la guerre de Corée (1950-1953), le Japon devient une base arrière du capitalisme occidental. L’industrialisation par la haute technologie s’accélère alors.
En misant sur la production de biens de haute technologie (miniaturisation, robots, électronique, machines numériques…), le pays réussit sa percée économique. La conquête des marchés, les exportations, la balance commerciale excédentaire, la force du Yen en témoignent. L’unicité de la science et de la technique se trouve dans le terme kagakugijutsu (kagaku = science et gijutsu = technique). Le goût pour l’innovation se rencontre dans l’expression shinhatsubai, qui « vient de sortir ». Le MEITI (qui a succédé au MITI depuis 2001) met l’accent dorénavant sur une politique de la recherche. Compte tenu de la diversité de l’emploi (grandes entreprises technologiques et performantes, artisanat, PME, sous-traitance…), la productivité de l’ensemble des travailleurs japonais ne semble pas si élevée qu’on pourrait le croire.
Le pays de la robotisation laisse cependant une place non négligeable à une main-d’œuvre, habile, flexible et finalement moins chère.
Dans un autre registre, les pocket monster, Pokemon, ces monstres changeants, s’inspirent d’une nature tantôt amicale, tantôt hostile. Là encore l’influence shinto est caractérisée.
Le succès des manga, reposant sur trois principes : l’amitié, l’effort et la victoire, n’est plus à démontrer. Les manga kissa (café manga) sont ouverts jour et nuit.
Tous ces univers (du robot au manga), made in Japan, contribuent à diffuser une image d’un pays tourné vers des technologies pointues en perpétuel mouvement, évoluant selon les modes.
Le Japon est pionnier des « artefacts amis ». On pense aux Tamagotchi ou à Aibo, le robot-chien de Sony (1999).
A l’idée reçue, « Les Japonais copient tout et en mieux », Philippe Pelletier souligne leur sensibilité aux tendances de la mode. Le Japon cherche toujours à mieux faire. C’est le syndrome d’Hermione, héroïne d’Harry Potter. Il adopte les techniques venues d’ailleurs. Par exemple, la porcelaine Imari a une origine coréenne. Désormais le pays dépasse la simple adaptation et montre d’autres ambitions. L’auteur cite le philosophe Alain-Marc Rieu : « Énorme machine à innover, il est devenu le laboratoire d’une autre modernité ».
Traditionnellement, les Japonais sont vus comme des travailleurs obéissants, infatigables, muets, qui ne prennent pas de vacances. Cette perception s’est forgée durant les années de la Haute croissance. Ils travaillent tard, prennent effectivement peu de congés et multiplient les heures supplémentaires.
L’individualisme et le consumérisme semblent l’emporter chez les jeunes générations, sans idéal d’exigence et de loyauté (envers l’employeur). Les aînés fustigent ces attitudes égocentriques et paresseuses. Les mentalités évoluent. Le besoin de loisir s’exprime davantage. Le cliché des touristes remplissant des cars, armés d’appareil photo, s’estompe. L’émergence d’une « nouvelle pauvreté », plus nombreuse, amène à reconsidérer cette question. Le nombre de SDF à Tokyo est estimé à dix mille personnes. La précarité de l’emploi s’est accentuée. Le travail à temps partiel se développe. Il faut aussi prendre en compte les différences entre les jeunes et les moins jeunes, les femmes et les hommes, pour être au plus près des réalités socio-économiques.
Dès les années 1920, puis à nouveau dans les années 50, les grandes entreprises s’appuient sur ses « trois trésors » : l’emploi à vie, la rémunération à l’ancienneté, la domestication syndicale. Mais depuis la période de la Bulle (1985-1990), des mutations d’organisation, de stratégie et de conception du monde du travail sont encouragées. Il faut s’adapter aux normes mondiales.
La société et la culture japonaises sont-elles vraiment spéciales ?
Cette partie aborde plusieurs thèmes dont celui de l’empereur, « souverain du ciel » (tennô), symbole de la nation. On remarque l’influence chinoise qui existe dans la titulature. Depuis la Guerre de Quinze ans (1931-1945), menée au nom de l’empereur, la singularité impériale n’a cessé d’être mis en exergue. L’image fabriquée, après 1945, d’un souverain désireux de préserver la paix, a été entretenue. La Constitution japonaise de 1947 en fait le garant de l’unité du peuple. Comme pour le déclenchement de la Guerre de Quinze ans, les responsabilités au sommet de l’État sont diluées voire rejetées dans la catastrophe de Fukushima.
Successivement les thématiques de la civilité japonaise, du poids des arts martiaux, de la condition des femmes, sont aussi interrogées.
Après avoir bien augmenté, les divorces reculent en raison des difficultés socio-économiques, afin de garantir une « stabilité du revenu » (pour les femmes). Les « divorces à Narita » (Narita rikon) témoignent aussi des changements. Il s’agit de jeunes couples qui se séparent dès leur retour de leur lune de miel à l’étranger (à Hawaï par exemple), à leur arrivée à l’aéroport de Tokyo (Narita). Des cérémonies de divorce apparaissent… L’âge moyen au mariage a tendance à reculer (autour de 30 ans). Le nombre de célibataires augmente. Les enfantements réalisés en dehors du mariage sont rares. La préférence pour les garçons ne prédomine plus.
On aime opposer l’Orient à l’Occident, mettre l’accent sur les contraires et le « penser à l’envers ». Par exemple, la façon d’écrire verticalement, de compter pour soi avec ses doigts en les repliant, d’indiquer une bonne réponse en faisant un rond à la place d’une croix… Pourtant, au-delà de cette démarche contrastive, les points communs existent.
Les Japonais sont-ils inquiétants ?
Cette dernière section passe en revue divers sujets de société. Il est par exemple question de la nouvelle génération d’hommes qualifiés d’ « herbivores » (sôshoku-kei danshi) qui prend du temps à s’occuper de lui (coiffure, épilation, soins de beauté). Elle désigne de jeunes hommes, sensibles, vulnérables, moins viriles, plus investis dans des hobbies que dans des objectifs de performance d’une entreprise, à laquelle ils n’ont pas envie de dévouer leur existence. Ils ne s’habillent pas de manière conformiste. Les relations de travail ne sont pas privilégiées. Le monde des manga et des chanteurs à la mode de la J-Pop (Japenese Pop culture) renvoient l’image d’individus hermaphrodites efféminés (girly men). Les top modèles transgenres ou « new half » se multiplient.
En opposition avec une société élitiste et ultra-compétitive, les neet (nîto), « Not in Education, Employement or Training » (« ni étudiant, ni employé, ni stagiaire ») représentent 2,3 % de la population des 15-34 ans en 2016 (contre 1,1 % en 1996). Ce sont des « adulescents », des célibataires qui vivent chez leurs parents, ne travaillent pas et ne recherchent pas d’emploi.
Réfugiés dans un monde virtuel, en repli sur soi, face à leur console ou leurs écrans, sans réelle vie sociale, ces jeunes enfermés chez eux (otaku-zoku) forment une communauté nombreuse, qui comprend notamment la thumb generation (qui utilise frénétiquement ses pouces). La génération otaku produit une sorte de Mai 68 culturel, en ne s’appropriant plus la tradition.
Le système scolaire est remis en cause.
Le recours tout au long du livre à la lexicologie japonaise donne du crédit à la précision du propos.
L’ouvrage de Philippe Pelletier apporte une masse d’informations riches et diversifiées, mais sans excès, sur ce finisterre de l’Eurasie. En cela, il nous applique le principe du hara hachi bu (la règle du ventre à 80 %), gage de bonne santé et de modération. Reposant sur une argumentation rigoureuse, il rend accessible la complexité des différentes facettes de ce pays et apporte au lecteur des clés de compréhension.
Manga, sushi, judo, karaoke… incarnent bien la diffusion de la culture japonaise, qui lui donne une dimension universelle. Au-delà de l’imaginaire occidental, l’auteur nous sort du regard éculé porté sur le Japon, entre modernité et tradition.Avec le seul exemple du succès de la J-Pop, on assiste bien à la construction d’un autre Japon, qui interroge, et qui fascine la jeunesse occidentale et asiatique. Les spécificités et les dynamiques socioculturelles se renouvellent donc.