Yannick Brun-Picard revient avec force et détermination sur le thème des interfaces et plus particulièrement des interfaces données comme étant les objets de la géographie. En 2013 avec « Géographie d’interfaces » et en 2014 avec « L’interface en géographie », il mettait en relief l’importance, à ses yeux, de ce concept pour les pratiques géographiques tout en insistant déjà sur les interfaces de violence.
Aujourd’hui, « La notion d’interface en géographie », son 26ème ouvrage est construit pour démontrer l’importance des interfaces dans la géographie en conceptualisant l’indissociable lien au support terrestre. L’axe majeur de sa problématique est : Quels sont les leviers, les axes, les orientations, les ancrages propices à reconnaître, à soutenir, à valider et à légitimer l’emploi des interfaces dans des fonctions d’objets de la géographie ? (p.10) Il annonce la complexité de l’objet, des objets qu’il va aborder en moins de 200 pages. Sa démarche est ancrée sur une définition de la géographie : science des espaces terrestres des hommes dont l’objet est l’interface Humanité/espaces terrestres. L’annonce de ses objectifs dans l’introduction montre l’étendue de la tâche à accomplir tout en indiquant qu’un ouvrage est frappé d’incomplétude.
Cet auteur prône une liberté méthodologique alors qu’il structure ses ouvrages depuis quelques années sur un modèle immuable de 24 figures, ce qui doit interroger plusieurs personnes en donnant toujours cette impression d’une présentation d’un cours magistral dispensé à un auditoire estudiantin. Pour cet essai, nous trouvons sept parties au volume relativement équilibré, avec une conclusion laconique et une bibliographie restreinte. Les trois premières parties ont trois chapitres, les suivantes quatre, sauf la dernière au sujet des enseignements inductifs qui elle aussi est articulée autour de trois chapitres. Cette construction propose 12 interfaces brièvement exposées autour d’une figure chacune. La lecture de cet essai est exigeante, car les chapitres sont compacts et que l’auteur fait appel à un fond de connaissances géographiques rarement exploitées.
Si un élément devait être retenu pour démontrer l’intérêt de cet essai, pour tout géographe et plus largement pour tout lecteur, ce serait au sein des héritages et des influences : l’intégration de Camille Vallaux. La seule mise en perspective et la valorisation des travaux de Vallaux démontre une volonté massive de remuer la normalité. Dans cette perspective, il articule l’exercice pragmatique de la géographie, une épistémologie teintée d’humanisme, des aspects de moralisation et une aspiration à l’évolution de la science géographique. La première partie est l’exposition d’une maturation des pratiques géographiques de l’auteur hors des mouvances contemporaines, ce qui peut expliquer sa marginalisation. La place tenue par l’humanisme géographique et la diversification des influences employées comme des révélateurs à l’emploi de l’interface et des interfaces en géographie renforce ce constat. L’expression d’une pratique dans son deuxième chapitre insiste sur la place que doit avoir la géographicité indissociable des productions de cet auteur depuis 15 ans. La mise en application d’une trame méthodologique fonctionnelle et des inductions conceptuelles invite le lecteur à se tourner en direction de l’analyse systémique de durabilité et des méthodes collaboratives, là aussi il y a permanence dans la construction intellectuelle. La troisième partie s’attache à structuration de l’interface en tant qu’objet. Elle s’articule autour des leviers fonctionnels, d’un socle conceptuel et des interfaces préexistantes. Il est regretté les définitions longues et denses qui seront peut-être critiquées avant d’avoir été entièrement lues et assimilées. Viennent ensuite dans la quatrième partie les interfaces matérialisées. Là transpire la formation de géographe et une forme de nostalgie pour les expériences passées et leurs mises en application dans le monde réel. Les interfaces spécifiques viennent en cinquième position. Elles renforcent les travaux antérieurs notamment avec l’expression de l’interface d’ensauvagement et celles dénommées tactico-stratégiques. Les aspects des interfaces des mondialisations feront grincer des dents puisqu’il est proposé d’admettre l’existence de diverses formes de mondialisations. En sixième partie sont présentées les interfaces de conscientisation dans leurs aspects mémoriels, de risques et de dangers, de durabilité et pour finir d’enseignement. Tout ceci pour arriver aux enseignements inductifs des interfaces en reconnaissant l’existence de côtés obscurs pour celles-ci, de la présence de l’immédiateté communicationnelle et de l’incomplétude géographique.
Il est à noter que l’auteur a intégré dans ses constatations l’histoire immédiate proche du journalisme en glissant l’exemple des situations dues au Covid 19, alors qu’il s’élève contre l’immédiateté. Cela surprend, car ce lien temporel montre que l’ouvrage a été élaboré sur une période longue, notamment avec l’interface d’ensauvagement qui apparait comme étant une inquiétude permanente chez cet auteur et que pour attester de la pertinence des analyses il y a été inclus ces exemples que nous vivons actuellement.
Cet essai n’est pas exempt de critiques, loin s’en faut. Les démonstrations, les développements, les constatations ou les orientations sont synthétiques et exigent une lecture des plus attentives. Ces dernières demanderaient plus d’exemples, plus de contextualisations et plus d’explications pour être aisément accessibles, ce qui augmenterait considérablement le volume de l’ouvrage. Il est vrai que l’auteur prévient à de nombreuses reprises qu’il ne fait qu’aborder brièvement tel ou tel aspect des interfaces. Le lecteur aura inévitablement l’impression de n’avoir que des jalons qu’il lui faudra combler par d’autres sources ou par son expérience. Un sentiment de leçon donnée émerge lorsqu’il assène ses solutions. Cet esprit de domination va sûrement déplaire, avec l’infaillibilité qui transpire de ses propos, alors qu’il prétend s’en préserver. Plus dommageable est la verdeur, pour ne pas dire l’acidité avec laquelle il assène des constats vérifiables sur ce qu’il dénomme le système médiocratique et le triomphe du clientélisme dans les structures intellectuelles et universitaires. À plusieurs reprises l’auteur est extrêmement rugueux envers ses pairs qui pour lui ne font que fuir leurs responsabilités devant les réalités. Une certaine animosité se perçoit. Il aurait pu, il aurait dû être moins percutant pour conserver l’intégrité de ses propos. Cela ne signifie pas que les maux qu’il présente soient faux. Ils sont un rendu des réalités lesquelles devraient être corrigées par leurs producteurs. Cela indique que Yannick Brun-Picard conduit un assaut déterminé contre celles et ceux qui auront tôt fait de s’offusquer et d’agir contre ses développements avec la même virulence que lui. Il montre qu’il a conscience des risques encourus en indiquant l’existence d’inquisiteurs de la pensée (p.176). Ceux-ci œuvreront inévitablement au discrédit de ses argumentations, même si celles-ci sont fondées, exactes et vérifiables, car d’aucuns n’acceptent d’être pris en défaut et que cela puisse être présenté en place publique. C’est à ce prix que les dysfonctionnements néfastes à l’intégrité de l’exercice de la géographie ainsi qu’à celui plus large des sciences humaines dans leurs mises en œuvre sociétales et physiques seront reconnus pour être corrigés par les institutionnels. Mais, le lanceur d’alerte est celui sur lequel s’acharnent et s’acharneront celles et ceux qui ne veulent pas admettre ni solutionner leurs manquements.
Ces travers probablement reflet d’une personnalité bouillonnante pour ne pas dire exubérante doivent être considérés pour ce qu’ils sont : des alertes quant aux maux existants, voire un électrochoc de conscientisation. Sa liberté d’expression est brute et sans compromis ce qui change des discours mielleux et sans densité autre que celle de la flatterie. Il apparait que même si la méthode de démonstration n’est pas académique, elle a le mérite de mettre à plat ce que les acteurs des différents systèmes éducatifs, administratifs, institutionnels et sociétaux refusent de prendre en compte, à l’image de la prostitution des collégiennes qui fut balayée par les « experts » pourtant aujourd’hui ce fléau est enfin reconnu. Par ailleurs, les interfaces dans leur diversité permettent de percevoir des mécanismes en relations à multiples échelles, de la plus grande à la plus petite, de la niche écologique à la mondialisation en passant par le tissu urbain, les régions et les nations.
L’auteur rend par l’intermédiaire de l’interface toute leur souplesse aux études géographiques. Elles peuvent par ce prisme s’extraire des carcans normés pour accéder de manière plus fine aux réalités en cours d’expansion. La mise en œuvre contextualisée d’une interface conçue selon la trame conceptuelle suggérée donne à tout analyste un outil adaptatif projectif avec les exemples de l’Asie du Sud-Est et du tourisme. En outre, la permanence des analyses et des démonstrations de Yannick Brun-Picard au sujet des violences, de l’interface d’ensauvagement, de la nécessaire intégration de l’humanisme géographique dans les axes de développement de la géographie, ou encore de l’interface tactico-stratégique démontre une profondeur d’investigation propice à une compréhension accrue des phénomènes sociétaux. Les différents profils de lecteurs trouveront dans ces pages matière à réflexion, source d’inspiration pour conceptualiser les interfaces existantes, leviers conceptuels pertinents pour analyser le monde des faits, et surtout : une pratique alternative tout en étant efficiente de la géographie ancrée sur les influences majeures qui sont celles de Vallaux, Nicolas, Bonnemaison ou Ferrier.
Une fois gommés et digérés ses assauts, cet ouvrage s’inscrit comme un outil pertinent et probablement indispensable à une géographie progressiste et universelle. Au même titre que Sokal (1999) et Monmonnier (1993) référencés par l’auteur, l’ouvrage contribue à l’évolution de l’exercice performant de la géographie qu’il soit universitaire, scolaire, institutionnel ou personnel. Cette géographie pour laquelle il œuvre avec force, avec toute la scientificité démontrée et la convivance recherchée (p.159). La présence de cet essai est alors souhaitée, espérée, invitée et attendue dans toutes les bibliothèques universitaires et personnelles afin d’inciter chaque actant à dépasser la facilité de la normalité, car comme Yannick Brun-Picard nous le rappelle avec une de ses maximes qu’il met en exergue (p.7) : « L’obscurantisme se répand lorsque les consciences ne tolèrent que ce qui les conforte. » Un tel constat annonce l’étendue de ce qu’il reste à entreprendre pour la géographie à partir de l’instant où ses producteurs s’engageront hors de la conformité.
Auteur de l’ouvrage rendu accessible par l’analyse critique de Jules Lamarre, je reconnais la verdeur de mes assauts et je le remercie pour ses mises en garde afin de pouvoir poursuivre mes productions. Il est exact que certaines présentations sont faites sans détour et qu’elles heurteront les sensibilités, mais si des constats sont écrits c’est qu’ils existent et qu’il nous incombe de les solutionner. Au sujet des définitions trop denses : il est difficile de les condenser, car elles perdraient leur texture. Un compte rendu de lecture est un exercice compliqué et son producteur ne peut pas tout dévoiler. Toutefois, j’aurai aimé que Jules Lamarre mette en évidence les oyas afin de montrer l’ancrage dans le réel.