Georges Courade rapporte ce que fut sa vie de chercheur entre 1960 et 2010, une carrière africaine en petites chroniques de son expérience de terrain.

Élève-chercheur à l’ORSTOM de 1969 à 1973, Georges Courade,L’Afrique des idées reçues, Georges Courade, Belin, nelle édition 2016 – Les Afriques au défi du XXIe siècle, Georges Courade, Belin, 2014 nommé Basile dans le livre, a vécu à Buea au cœur de l’ex-Cameroun anglophone, chargé de l’inventaire géographique d’un territoire encore mal intégré à un Cameroun francophone dirigé par le régime postcolonial Ahidjo, mis en place par les Français. Il décrit son travail d’enquêtes auprès des populations africaines des environs du mont Cameroun et sa vie en marge de la microsociété des Blancs en coopération. Son recueil de données de terrain et issues de sources administratives devait servir à un « développement » qu’il questionnait déjà. Cet essai autobiographique relate le parcours d’un géographe, chercheur à l’ORSTOM devenu IRD, confronté à une géographie tropicale et du développement dans un milieu postcolonial.

Une enfance béarnaise au moment de « la fin des paysans » : l’ascenseur républicain

Issu d’un milieu de paysans béarnais d’une haute vallée pyrénéenne, la « vallée des miracles » de Lourdes et Bétharram, Basile a vécu son enfance et son adolescence dans une famille de paysans pauvres, sur une petite exploitation où l’élevage d’un petit troupeau de bovins voisinait avec des cultures vivrières pour l’autosubsistance. L’arrivée du maïs hybride américain a bouleversé ce mode de vie sans pouvoir déboucher sur une exploitation moderne productiviste faute de ressources suffisantes pour assurer la transition. Il décrit la vie de labeur de ses parents et son enfance besogneuse au sein de la ferme familiale ainsi que la vie sociale et culturelle dans cette vallée béarnaise où la religion catholique était omniprésente. Donc Basile n’a eu d’autre choix que d’utiliser l’ascenseur social scolaire pour s’extraire de ce milieu de paysans sans avenir, dont les stigmates l’ont handicapé lorsqu’il a été confronté à la société et à la culture bourgeoise urbaine, au sein de laquelle il a dû s’intégrer pour acquérir un statut d’étudiant puis de chercheur lui assurant un avenir. L’internat dès l’âge de 11 ans et les bourses lui ont permis à travers un collège professionnel, puis surtout l’école normale d’instituteur de Lescar, d’accéder à des études supérieures de géographie à l’université de Bordeaux. Bernard Charbonneaux, professeur d’histoire-géographie de cette école normale, l’un des précurseurs de l’écologie politique en France, éveilla son intérêt pour cette discipline et plus largement pour la recherche scientifique. Basile fut donc un produit de l’école laïque républicaine et du milieu des instituteurs auquel il adhéra dans sa jeunesse. De 1962 à 1968, ses années d’études à Bordeaux, dans cette ville-ports orientée vers l’Outre-Mer colonial par son histoire, l’ont fait accéder à l’âge adulte, en l’orientant tout naturellement vers la géographie tropicale, tout en lui ouvrant l’esprit aux politiques de gauche en cette période de décolonisation des pays du Tiers Monde, sur fond de mai 1968. Il échappa à l’enseignement dans le secondaire, auquel ses études le destinaient, en devenant élève chercheur à l’ORSTOM, où la géographie occupait une place de choix encadrée par des mandarins conservateurs.

Chercheur de terrain à l’ORSTOM dans « la Françafrique » : géographie et développement

Il arriva en Afrique au moment des études de terroirs et de la géographie empirique collant au terrain prônée par les élèves de Pierre Gourou qui dirigeaient la recherche géographique africaine à l’ORSTOM. Les paysanneries pratiquant l’agriculture intensive en situation de refuge montagneux, la polyculture, l’association élevage et cultures avec arbres sélectionnés ou la riziculture irriguée de delta étaient érigées en modèles. Basile analyse le travail d’enquête sur le terrain sous ses aspects matériels et psychologiques, notamment la relation établie par le chercheur avec ses interlocuteurs. Il passe de ses terrains camerounais à ses terrains burkinabés, tout en montrant l’évolution des thématiques d’une recherche ni vraiment fondamentale ni vraiment appliquée, mais ayant pour finalité le « développement », qui orientait les travaux des chercheurs de l’ORSTOM entre les années 1960 et 1990. Il est ainsi passé des inventaires de l’époque coloniale et des débuts de la décolonisation à la maîtrise de la sécurité alimentaire puis aux effets d’une urbanisation galopante, aux risques et aléas d’écosystèmes fragilisés par l’action humaine. Le recueil de récits de vie de ses interlocuteurs africains ont été pour lui des moments privilégiés de ce travail d’enquêtes.

Basile décrit ensuite la vie artificielle et monotone des Blancs expatriés au Cameroun ou au Burkina Faso entre deux tournées sur le terrain. Dans les années 1970, c’étaient des périodes de 2 ans avec un retour en métropole de quelques mois ou années. Ce qui est frappant c’est l’impossibilité ou l’extrême rareté des relations amicales égalitaires avec des individus ou des familles africaines locales. Basile analyse la difficulté pour la vie de couple, et plus largement de famille, de ces expatriations périodiques qui, dans les années 1980, se sont réduites.

Basile, confronté dans ses enquêtes de terrain et dans les données statistiques à la pauvreté des paysanneries africaines y a vu davantage la conséquence de « l’exploitation coloniale et des errements politiques des gouvernements indépendants » que du climat tropical, de l’isolement ou de l’insuffisance des potentialités naturelles. Son vécu dans une famille de paysans pauvres du Béarn le rendait sensible aux inégalités et discriminations de toutes sortes, se déclinant de multiples manières. Il était face à un fait social total plutôt qu’à une fatalité biologique, naturelle ou anthropologique. Le « développement » en référence au modèle occidental ou japonais était beaucoup trop lié au progrès technique, contestable en raison de ses échecs et de ses effets indésirables sur les équilibres écologiques, sociétaux et humains. Basile essaie d’analyser les changements de la politique de la recherche à l’ORSTOM devenu IRD à partir de 1998 : l’introduction de la notion de développement durable, l’évaluation des conséquences des politiques d’ajustement structurel du FMI, l’évolution d’une recherche sur le développement appliquée vers une recherche de plus en plus académique disciplinaire, liée aux universités d’accueil de ses chercheurs visant à l’excellence selon des critères internationaux. L’objectif de former des chercheurs africains locaux remplaçant les français n’a été que partiellement pris en compte au fur et à mesure que les centres locaux étaient transférés aux autorités des pays considérés. L’IRD s’est de moins en moins distingué du CNRS et de la recherche universitaire, perdant la spécificité de l’ancien ORSTOM en même temps que ses moyens diminuaient.

Une contribution à la décolonisation scientifique mais aussi à la fuite des cerveaux

Basile décrit ensuite sa contribution à la décolonisation scientifique en formant des chercheurs africains locaux dans un projet d’Observatoire du Changement et de l’Innovation Sociales au Cameroun, basé sur le terrain à Dschang et dans la capitale Yaoundé, projet qu’il a piloté sous le régime de « démocrature » de Paul Biya et dans le contexte de crise politique de la région Ouest correspondant à l’ancien Cameroun anglophone qui revendiquait le maintien d’un fédéralisme. C’était en effet une mission essentielle de l’IRD de mettre en place des instituts de recherche et des chercheurs de niveau international dans les pays de l’Afrique francophone dans les années 1990. Ce projet phare de partenariat scientifique entre le Cameroun et la France, relativement bien doté, a fait l’objet de nombreuses critiques et attaques malgré sa production scientifique validée par le nombre de thèses soutenues dans diverses universités françaises, américaines ou locales et de publications de niveau international. Basile s’y est totalement investi en formant une quinzaine de doctorants africains, mais ces chercheurs formés ont fui le contexte et les institutions locales en dénichant des postes universitaires ou d’expertise en France ou en Amérique du Nord. Il avait donc malgré lui contribué à la fuite des cerveaux dans cette société postcoloniale.

En parallèle, Basile retrace, parfois de façon un peu trop allusive, son itinéraire politique qui l’a conduit de la CFDT et du PS, de la gauche au sens large et du tiers mondisme, en s’opposant à la Françafrique, aux espoirs déçus des politiques menées par la gauche au pouvoir. Au tiers mondisme avaient succédé l’éthique des droits de l’homme, le « devoir d’ingérence humanitaire » ou le catastrophisme écologique. Il dénonce la relégation des migrants issus des territoires africains de l’ex-empire colonial français dans des espaces de banlieues en marge, à la scolarité dégradée et à une police prioritairement répressive. Les impasses, les doutes et les incertitudes l’ont emporté chez lui à partir de son retour en France dans les années 2000.

Essayant, en conclusion, de tirer un bilan de sa vie de chercheur expatrié, il estime que son apport essentiel a été la formation de « partenaires » à la recherche et à la pensée critique, plutôt que la réponse aux questions posées par une recherche finalisée et impliquée pour le « développement » de l’Afrique subsaharienne. Cette autobiographie d’un chercheur géographe de l’ORSTOM, devenu IRD, relie histoire familiale, personnelle, aux contextes politiques de la Françafrique et de la France entre 1970 et 2004 dans une auto-analyse aboutie. Elle montre bien la spécificité et les difficultés de cette recherche en expatriation, l’auteur ayant particulièrement bien réussi à montrer les interactions entre recherche scientifique, vie personnelle et vie politique du pays d’accueil et de celui d’origine du chercheur concerné. Son questionnement de la géographie tropicale dominante à l’ORSTOM dans les années 1970-1980 en montre les limites pour rendre compte du développement de la Françafrique pendant la décolonisation et le néolibéralisme de cette période.