Sous la direction de Pierre Singaravélou, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Bordeaux, les éditions Belin propose en 2008 un ouvrage de réflexion épistémologique et historiographique appliquée à un domaine particulier: les colonies et monde tropical.
Entre analyse épistémologique et étude de cas c’est l’occasion de se questionner sur la nature de la géographie, ses rapports avec la conquête coloniale et le statut des savoirs élaborés. Une prise de recul intéressante pour tout enseignant.
La préface signée de Paul Claval est une réflexion sur l’évolution de la géographie de la découverte à la géographie tropicale. Quelques repères de longue durée sur les savoirs géographiques: savoirs vernaculaires, savoirs des sociétés de l’écrit, construction de la discipline au XIXe, autant de jalons pour une histoire de la géographie. Parcourant les représentations de l’autre de la sauvagerie aux étapes de la civilisation, il rappelle l’univers des géographes.
Une double introduction présente l’ouvrage dans la réflexion épistémologique et historiographique: faut-il décoloniser la géographie? Quelles sont les interactions entre la production de savoirs et les pratiques du pouvoir en situation coloniale. Un tour d’horizon des études sur les discours géographiques montre le rôle des chercheurs anglo-saxons dans l’émergence de ces questionnements.
Les lieux de production de la « géographie coloniale »
Quatre contributions pour cette première partie.
Après une réflexion sur la notion même d’exploration et d’explorateur, c’est à un parcours historiographique que nous invite le premier chapitre sur le discours des explorateurs et leur terrain de découverte. L’auteur propose une approche plus scientifique des récits de voyage par opposition à l’analyse littéraire des « post-colonial studies ».
La présentation de la soutenance de thèse d’Augustin Bernard en 1895 à propos de la Nouvelle Calédonie ne peut que surprendre puisque l’auteur, faute de crédit, n’a pu s’y rendre et que malgré tout sa thèse « littéraire » est jugée très favorablement.
La société de géographie de l’AOF, aide à fondée à Dakar en 1907 se présente comme une société savante, elle est en réalité dominée par l’administration coloniale ce qui peut expliquer son rapide échec. Elle pose la question : qui sont les géographes? Les administrateurs ne sont pas des savants même si l’administration coloniale soutien les missions scientifiques et les publications de la société hésitent entre érudition et monographies administratives.
Outre l’exemple de la société de Lyon c’est le mouvement européen des sociétés de géographie qui est présenté. La société de Lyon (1873-1900), de libre association, bourgeoise se veut au service de l’expansion et un lieu de diffusion des savoirs qui sont élaborés dans et sur les colonies.
Les usages politiques et militaires de la géographie en situation coloniale
Le cas marocain qui introduit cette seconde partie montre comment les savoirs des missionnaires et des voyageurs ont été utilisés par l’armée et l’administration. L’auteur met en regard les champs de la géographie et le recours croissant à la pratique de terrain plus qu’à la géographie de cabinet.
Un outil bien connu de la géographie est la carte d’état major, ce chapitre se consacre à la description de la réalisation de la carte du territoire algérien, les nécessaires adaptations de la méthode dans un contexte culturel différent (comment cartographier les tribus?), les modifications de la légende pour des figurés inexistants en métropole.
Le XIXe siècle connaît l’essor de la géographie militaire au moment où se développement les études tactiques et stratégiques, elle s’intéresse nécessairement aux espaces nouveaux que sont les colonies. Définition de cette géographie, évolution de ses conception et place des études coloniales dans cet ensemble.
Retour au Maroc pour une analyse de la politique forestière de Lyautey. Après une présentation de l’organisation administrative du protectorat et en particulier du service forestier, ce chapitre est consacré à la description de la gestion de la ressource forestière à l’aide d’une réglementation sylvo-pastoral spécifique. Une réalité qui a peu intéressé les géographes.
Géographies littéraire et vernaculaire
A la découverte de Tahiti avec Paul Gauguin, les lettres du peintres invitent à se poser la question de la connaissance qu’ont les Français de l’empire colonial et des circuits de diffusion du savoir géographique. C’est un mélange de littérature de voyage et de géographie savante qui caractérise les connaissance de Gauguin ainsi que les informations et impressions glanées à l’Exposition Universelle de 1889.
Parmi les images que les Européens se font du monde, celles du monde pacifique semblant être une construction hybride: récits d’explorateurs et de missionnaires, rapports de colonisateurs: du mythe du continent austral à l’incarnation du « bon sauvage » des Lumières. Dans ce cas la comparaison entre les écrits des colonisateurs et des religieux présente un grand intérêt, une géographie insulaire souvent déterministe moins qu’ailleurs tournée vers des applications d’aménagement ou d’exploitation et plus fascinée par une nature « luxuriante », des populations originales.
Un autre objet a pu concourir à la connaissance du monde: le journal de voyage, roman d’aventure entre géographie , idéologie et logique romanesque. Quelques exemples sont analysés, un genre tout à fait particulier.
De la « géographie coloniale » à la « géographie tropicale »
La présentation de l’enseignement de la géographie coloniale à Bordeaux entre 1890 et 1948 donne l’occasion de percevoir les filiations et ruptures entre géographie coloniale et géographie tropicale. A paris la géographie coloniale est incarnée par Marcel Dubois, en rupture avec l’école vidalienne il est rapidement marginalisé. Son élève Henri Lorin a plus de succès à Bordeaux en lien avec les milieux d’affaire et l’Institut Colonial fondé en 1901. La discipline se maintien non sans faiblesses, l’évolution arrive avec la nomination de Pierre Gourou dont la thèse sur les paysans du Tonkin ouvre vers ce qu’il est convenu d’appeler la géographie tropicale.
En quoi la médecine coloniale apporte-t-elle à la connaissance géographique? Cet acteur de la colonisation a une approche spécifique nécessairement attentive au milieu de vie de ses patients, il est un observateur des sociétés et des cultures.
le dernier chapitre passe en revue les principales orientations de la recherche anglophone sur le passé impérialiste et colonialiste depuis la fin des années 80, études souvent méconnues en France et ouvre des réflexions intéressantes: faut-il décoloniser la pensée géographique?, invite à la décentration, à porter attention au positionnement géo-culturel du chercheur.
Dans la post-face, Yves Lacoste revient sur une réflexion sur la géographie coloniale et insiste sur les conceptions implicites des géographes sur leur discipline. Il invite également à ne pas confondre les productions des géographes de terrain et les ouvrages géographiques traitant plus généralement des pays coloniaux.
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