« La mémoire est gardée, entretenue et transmise dans des lieux (de mémoire) physiques, géographiquement localisés… »

Dominique Chevalier est Maîtresse de Conférences-HDR en géographie à l’Université Lyon 1 Claude Bernard-ESPE et membre du laboratoire Environnement Ville et Société (UMR 5600). Elle travaille sur le thème général des valorisations et dévalorisations des territoires urbains., depuis son doctorat, soutenu en 1997, consacré aux « Projets de villes et politiques municipales de communication. Exemples de quatre villes : Marseille, Montpellier, Nice et Toulouse ». Elle s’intéresse aussi aux questions de spatialisation des mémoires douloureuses et aux effets de cette mise en espace. Les mémoires de la Shoah dans les métropoles occidentales ont fait l’objet de son volume principal d’Habilitation à Diriger des Recherches, soutenue en novembre 2012 à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, et dont est issu l’ouvrage qui nous intéresse ici.

Une « troisième révolution dans les Memory Studies»

Agrémenté de cartes, tableaux, illustrations et photographies en noir et blanc, le livre se termine, p. 210, par une citation d’un classique de la science-fiction américaine, Des fleurs pour Algernon, écrit par Daniel Keyes et publié en1966 :

« P.S. : Si par hazard vous pouvez mettez quelques fleurs si vous plaît sur la tombe d’Algernon dans la cour ».

Le roman raconte l’histoire tragique d’un jeune attardé mental léger, Charlie Gordon, qui, grâce à une opération du cerveau, voit son QI tripler et devient un génie, mais reste obsédé par ses traumatismes d’enfance et par la volonté de comprendre sa vie d’avant l’opération, et finit par être victime de dégénérescence mentale et mourir, comme la souris cobaye Algernon avant lui.

La citation illustre bien le propos de l’étude de Dominique Chevalier : la mémoire est gardée, entretenue et transmise dans des lieux (de mémoire) physiques, géographiquement localisés : tombes, cimetières, monuments, mémoriaux, musées, etc. Il s’agit donc ici d’une approche géographique des lieux de mémoire (à laquelle appelait Henry Rousso en 2007 en énonçant la nécessité d’un programme d’étude des formes de mondialisation des mémoires), et – de façon inédite en France – des politiques mémorielles et patrimoniales de la Shoah, qui s’inscrit dans la lignée des travaux sur la mémoire collective du sociologue Maurice Halbwachs dans les années 1920, et de ceux des historiens, dans les années 1970-1980, sur les « lieux de mémoire » (Pierre Nora) et sur la mémoire des grands phénomènes du XXème siècle (Henry Rousso par exemple), mais aussi dans le champ des études géographiques sur l’invention sociale des territoires (sont invoqués Claude Raffestin et Michel Lussault), les liens entre mémoire, lieu et territoire (Jean-Luc Piveteau, Christian Grataloup, Olivier Lazzaroti) les musées (Anne Gaugue sur les musées africains, Anne Hertzog sur les musées en lien avec les lieux de mémoire en Picardie, Christine Chivallon sur la mémoire aux Antilles françaises) et dans celui des « Holocaust Studies » aux États-Unis par des non-géographes (James E. Young sur les musées et mémoriaux, Brigitte Sion sur le Mémorial de l’Holocauste de Berlin). Denis Peschanski souligne l’importance de l’étude en parlant, dans la préface de l’ouvrage, de « troisième révolution dans les Memory Studies» qui sortirait les mémoires de la clôture disciplinaire sociologie – histoire pour les faire entrer dans la transdiciplinarité : Dominique Chevalier organise en effet sa réflexion autour de problématiques diversifiées, géopolitique, territoriale, anthropologique, sociale, historique, au croisement de trois régimes d’historicité, de mémorialité et de spatialité, en étudiant des musées, des mémoriaux et des musées-mémoriaux localisés dans des capitales (Washington, Jérusalem, Paris, Montréal, Berlin, Varsovie, Budapest) et dans des « villes-capitales » (New York, Los Angeles, San Francisco, Miami, Shanghai). L’observation directe a été privilégiée, complétée par des enquêtes auprès des responsables des musées et des visites de leurs sites web.

Géographie historique du souvenir

Après un premier chapitre conceptuel et méthodologique (« Des problématiques, un objet, des espaces, une méthodologie » avec des cartes commentées de la mémoire de la Shoah dans le monde), l’ouvrage consacre quatre chapitres (ou « temps ») aux « matrices spatiales et temporelles diversifiées » . Le temps 1 évoque la concurrence spatiale et mémorielle entre Paris (du CDJC d’Isaac Schneersohn au Mémorial du martyr juif inconnu et Jérusalem (Yad Vashem mais aussi le musée-kibboutz Beit Lohamei Haghetaot). Le temps 2 traite des guerre(s) froide, des Six Jours, du Kippour en montrant l’importance du procès Eichmann et des deux guerres israélo-arabes pour renforcer Israël en tant que seul pays habilité à parler au nom des victimes du génocide et à les défendre mais en montrant aussi comment les guerres ont contribué

« à englober durablement la question de la Shoah dans une acception plus vaste : celle de l’existence, de la défenses mais aussi de la fragilité de l’État d’Israël » (p. 50).

Cette période voit aussi les États-Unis « découvrir » l’Holocauste dans les années 1970, avec la série éponyme et la fondation en 1988-1993 du musée mémorial de Washington, « américanisation de la Shoah » à laquelle répondent la refondation de Yad Vashem (1994-2005) et l’ouverture du musée-mémorial de la Shoah de Paris (2005). Le temps 3 « Du rideau de fer à la chute du mur » montre les « dédales » et les « imbroglios » (p. 55) de la commémoration des victimes de la Shoah dans les Allemagnes puis dans l’Allemagne réunifiée, en Pologne et en Hongrie. Le temps 4, enfin pose la question de « La Shoah comme impératif mémoriel ? », c’est-à-dire « le temps de la mondialisation de la Shoah comme Mal absolu » (p. 73) et la multiplication des musées et mémoriaux :

« La Shoah et la mémoire de la Shoah se déterritorialisent ; elles quittent le continent européen pour se reterritorialiser et s’ancrer à des milliers de kilomètres des lieux du génocide, en Amérique du Nord, en Amérique du Sud ou encore en Afrique du Sud et en Australie » (p. 73)

et même en Asie.

« Où ranger ces lieux qui parfois dérangent ? »

 

Les chapitres 6 à 10 s’attachent à la question du « Où ? » :

« Comment commémorer les victimes de la Shoah, pallier la mort et l’absence, et lutter contre la corruption du temps ? Où ranger ces lieux qui parfois dérangent ? » (p. 131).

Dominique Chevalier étudie ici la question de l’implantation des musées, mémoriaux et musées-mémoriaux, de ses modalités, de ses raisons, de ses acteurs, à travers toute une série d’études de cas à Paris, Los Angeles, Montréal, Shanghai, Melbourne, Le Cap, Fukuyama, Washington, Berlin, San Francisco, New York, Jérusalem et Budapest. Elle montre que ces « construits sociaux, architecturaux et urbanistiques » sont « pensés comme média du dévoilement de « la vérité » » (p. 131) :

  • au sein géographique d’une communauté (dans ou près d’un quartier juif, la communauté ayant souvent été à l’origine du projet) comme à Paris, Los Angeles, Montréal ou Shanghai (un des rares endroits du monde à accueillir des réfugiés juifs entre 1937 et 1941 avant de devenir un ghetto en 1943 sous l’occupation japonaise, mais sans annihilation;
  • en comparaison avec d’autres mémoires, près d’autres lieux de mémoire, à Melbourne (l’Australie a accueilli le plus grand nombres de rescapés de la Shoah après Israël, en pourcentage de la population, et la Ligue Aborigène avait manifesté en 1938 à Melbourne contre la « Nuit de Cristal »), en Afrique du Sud en rapport avec l’apartheid, au Japon (Fukuyama, à la mémoire des victimes enfantines, en rapport avec le monument de la Paix des enfants d’Hiroshima;
  • pour légitimer la création d’un État, comme à Jérusalem (Yad Vashem);
  • pour expier des fautes et des culpabilités, comme à Washington et Berlin ; au cœur d’espaces panoramiques (San Francisco, New York, Yad Vashem à Jérusalem);
  • à l’écart comme à Budapest, dans une présentation mettant sur le même plan les expériences nazies et communistes, en minimisant ou masquant le passé nazi de la Hongrie.

Tous ces monuments sont des instruments d’aménagement et de communications territoriales et politiques qui « exercent des fonctions plurielles. Celles-ci sont à la fois idéologiques (le monument constitue un référent de valeurs), culturelles (ces valeurs se manifestent dans et par les pratiques qu’elles organisent), cognitives (ces musées et mémoriaux contribuent, à travers leurs instituts de documentation et de recherche, à l’étude de la Shoah), et enfin matérielles (les organisations sont à la fois sociales, économiques et spatiales. Ces différents usages font référence à

« des registres multiples : d’un côté celui de la mémoire, de l’identité et parfois de l’intime, et de l’autre celui de la politique, de la construction et de la fabrique » (p. 132).

Lieux, corps, circulations

 

Pour finir, les chapitres 11 à 15 s’attachent à étudier la « micro-échelle du lieu (…), de ses pratiques, de ses agencements et de ses usages » (p. 133), c’est-à-dire l’expérience, individuelle et collective, de la connexion entre le lieu et le sujet, les pratiques corporelles de ces lieux de mémoire, le corps humain étant pris en compte comme objet géographique. Dominique Chevalier montre que ces lieux, confiés à des starchitectes comme Daniel Libeskind qui cherchaient à délivrer un message par une architecture symbolique et réfléchie,

« se décomposent en micro-agencements, dotés de sens, organisés à travers des seuils, des passages, des passerelles, des déambulations, des frontières réelles et invisibles, des discontinuités et des micro-territoires qui traduisent des étapes clé dans le récit chronologique et muséographique » et « constituent des éléments temporels et spatiaux fondamentaux dans la compréhension du déroulement inexorable de la Shoah » (p. 182-183).

L’architecture et la muséographie créent une expérience émotionnelle souvent douloureuse, une coprésence (mourir à la vie d’aujourd’hui) avec les victimes et une renaissance (revenir au monde d’aujourd’hui) : le musée devient interface. La mémoire circule dans le temps ,des lieux du génocide aux lieux de la mémoire, et dans l’espace touristique, à intérieur des musées à partir des objets, documents, témoignages exposés, à travers les expériences et les usages variés qu’en font les visiteurs, et aussi à l’extérieur par Internet et les sites web des musées, dans un espace touristique et mondialisé.

« À partir de ces multiples circulations, échanges et communications, la mémoire s’ancre, dans les esprits et au sein de territoires à géométrie variable» (p. 209).

On l’aura compris, le livre de Dominique Chevalier est une œuvre importante et fondatrice, une lecture nécessaire dont chacun-e tirera grand profit, à titre personnel d’abord, à titre professionnel ensuite, notamment pour enrichir le chapitre de Terminale sur « L’historien et les mémoires de la Seconde Guerre mondiale en France » – même si l’on est bien au-delà du cadre national – ou plus généralement pour aborder les questions de mondialisation culturelle et d’aménagements urbains.

Laurent Gayme
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