Dans 1944-1945, Struthof, un camp pour épurer l’Alsace, Frédérique Neau-Dufour lève le voile sur un épisode longtemps resté dans l’ombre : la transformation du camp de concentration de Natzweiler en centre d’internement administratif, entre novembre 1944 et janvier 1946, sous l’autorité française.

Cet ouvrage s’inscrit dans la continuité des recherches de Robert Steegmann sur le KL Natzweiler, tout en ouvrant un nouveau champ d’étude : l’usage du Struthof après sa libération, dans un contexte d’épuration complexe en Alsace.

Historienne spécialisée dans la Seconde Guerre mondiale et ancienne directrice du Centre européen du résistant déporté, Frédérique Neau-Dufour mène ici une enquête approfondie fondée sur près de dix années de travail, nourrie par l’exploitation d’archives restées longtemps inaccessibles. Elle apporte un éclairage inédit sur une période délicate, entre mémoire locale, enjeux nationaux et justice de l’après-guerre.

Un lieu réinvesti : de camp nazi à outil d’épuration

Le camp de Natzweiler, tristement célèbre pour avoir été un camp de concentration nazi, change de fonction à l’automne 1944. Rebaptisé Struthof, il devient un camp d’internement administratif sous la responsabilité des autorités françaises. Loin d’être une simple reconversion, ce changement témoigne d’un contexte particulier : l’Alsace, annexée de fait par l’Allemagne nazie, reste jusqu’en mars 1945 un territoire en guerre, où la question de l’épuration prend une tournure spécifique.

Frédérique Neau-Dufour décrit avec précision les conditions de vie au sein du camp, marquées par une extrême précarité : températures glaciales, maladies, hygiène inexistante, promiscuité, manque de soins. 87 personnes décéderont dans le camp, pour la plupart âgées ou très jeunes. À travers cette « année glauque », l’autrice met en lumière les tensions entre volonté de justice et rudesse de l’urgence, dans une région encore dévastée.

Internés civils et justice d’exception : entre soupçons et responsabilités

Contrairement à l’image d’une épuration sauvage ou expéditive souvent véhiculée, l’étude de Frédérique Neau-Dufour montre un processus organisé et relativement encadré. Elle souligne le rôle important du chef du camp Rofritsch, qui manie la carotte et le bâton, afin d’organiser la vie dans le camp et contrôler les excès de violences, verbales et physiques, commises à l’encontre des détenus.

Les internés sont des Allemands présents en Alsace après novembre 1944. Il s’agit, d’une part, de fonctionnaires installés dès le début de la guerre afin de gérer la région, annexée par le régime nazi, et d’autre part, de civils réfugiés qui ont fui les bombardements en Allemagne vers la fin du conflit. Des Alsaciens sont également internés, notamment ceux que l’on soupçonne d’avoir volontairement collaboré avec le régime hitlérien. Tous les internés sont des civils : aucun militaire ne figure parmi eux. Le camp accueille ainsi des hommes, des femmes, des enfants, y compris des nourrissons, ainsi que de nombreuses personnes âgées. Les statistiques sont parlantes : 30 % ont plus de 50 ans, 17 % dépassent les 60 ans… et l’on y compte même trois centenaires.

L’analyse de l’autrice nuance les clichés : seulement 22 % des internés seront condamnés à des peines de prison, souvent légères, tandis que la majorité se voit infliger des peines d’indignité nationale (amendes, interdiction de vote, exclusion sociale). Aucun condamné à mort. L’internement se termine début 1946, et des lois d’amnistie viendront par la suite refermer ce chapitre délicat.

Héritages mémoriels et dérives interprétatives : une mémoire douloureuse

Frédérique Neau-Dufour consacre également une part importante de son ouvrage aux conséquences mémorielles de cette période. Le Struthof, en tant que lieu d’internement post-libération, a parfois été instrumentalisé. Certains développent un « proto-négationnisme » qui assimile camp d’internement et camp de concentration comme l’abbé Lucien Jenn. Des mythes vont naître autour de la potence, de la chambre à gaz ou du four crématoire. Les Loups noirs d’Alsace revendiquent en 1976 l’incendie de la baraque musée du camp de concentration du Struthof (lieu des violences du 27 janvier 1945). L’un d’eux, Pierre Rieffel (arrêté en 1981), invente l’internement de son père au Struthof afin de justifier ses actes. L’autrice s’appuie ici sur les travaux de l’historien Romain Blandre qui a mené une enquête qui révèle les preuves de la manipulation instituée par le groupuscule régionaliste. 

Cette ambiguïté mémorielle est révélatrice du malaise entourant l’épuration en Alsace, région où la distinction entre collaboration, accommodation et contrainte fut souvent floue. L’historienne, avec pudeur et distance critique, tente de rétablir des faits objectivés, sans nier la complexité des trajectoires individuelles.

1944-1945, Struthof, un camp pour épurer l’Alsace est un ouvrage essentiel pour comprendre une période méconnue et souvent tue de l’histoire alsacienne. Par une enquête rigoureuse, Frédérique Neau-Dufour redonne une visibilité à ces destins oubliés, et propose une lecture équilibrée d’une époque marquée par la douleur, le doute et le besoin de justice. Loin des simplifications mémorielles, son travail s’inscrit dans une démarche apaisée mais lucide, où l’histoire locale rencontre l’histoire nationale. Une contribution précieuse à la mémoire collective de la Seconde Guerre mondiale et de ses lendemains troublés.