Guerre et écologie : l’environnement et le climat dans les politiques de défense.

Adrien Estève travaille depuis quelques années sur le croisement entre environnement et sécurité, deux questions qui sont très liées selon son analyse. L’environnement est en effet un enjeu stratégique. Pendant longtemps l’opposition entre études stratégiques et questions d’environnement semblait être la règle. Dans le contexte des War Studies, la France a été largement en retard, même si de plus en plus de travaux de qualité émergent régulièrement, ce qui est assurément une excellente chose.

En 2021, qu’il s’agisse de Joe Biden ou de Florence Parly, l’environnement s’est arrimé dans les discours sur la guerre et la réflexion stratégique. Tandis que les États-Unis sortaient d’une présidence Trump pour laquelle ces questions semblaient secondaires, voyaient la nouvelle administration relancer la politique climatique fédérale, la France, mais de façon plus générale les Occidentaux, à l’image de l’OTAN, se sont engagés sur cette voie.

 

Guerre et écologie : une prise de conscience ancienne

Le chercheur rappelle que cette prise de conscience est en réalité ancienne. Au cœur des années 1950 et dans la droite ligne du développement du mouvement écologiste dans les années 60, les réflexions ont été nombreuses. On trouvera par exemple les travaux de la biologiste Rachel Carson qui, en 1962, avec Silent Spring analysait déjà avec justesse les effets des pesticides sur la biodiversité.

Une forte opposition a longtemps été la règle de conduite pour les acteurs de la défense, considérant que ce n’était pas là des questions stratégiques. Difficultés à trouver un consensus, et ce d’autant plus que du côté des écologistes,  plutôt opposés aux réflexions et logiques militaires, de tradition pacifiste, (cf Larzac 1975, pollution des industries de défense et autre Rainbow Warrior), rendaient les discussions sereines quasi impossibles.

Pourtant, face à cette opposition d’autres réflexions se sont développées. Qu’il s’agisse d’analyses fondées sur l’exploration des stratégies indirectes, avec la volonté d’utiliser l’environnement comme un atout dans la guerre, fécondes et nombreuses ont été les réflexions pour nourrir une réflexion de mieux en mieux structurée.

 

Trois axes au service d’une réflexion claire

Le chercheur voit ainsi trois axes dans son étude, structurée par des questionnements autour des responsabilités environnementales et climatiques des organisations de défense, essentiellement en France et aux États-Unis, qui sont au cœur de son analyse. Guerre et écologie s’impose comme un livre passionnant au service d’une réflexion riche.

La première approche consiste donc à réfléchir à la prévention des dommages des pollutions causées par les activités de défense, en temps de paix comme temps de guerre. La seconde permet de réfléchir à la notion d’économie de la force durant les interventions militaires, à la fois comme une nécessité environnementale mais aussi comme un levier stratégique. Enfin, se pose la question de la capacité des différents acteurs à anticiper les risques, essentiellement ceux posés par le changement climatique, et à s’y adapter.

Trois approches au service d’une problématique fort stimulante : « sécuritisation », « environnementalisation » et « risquification ».

 

Partie 1 : La responsabilité de prévenir les destructions et les pollutions : la politique environnementale de défense

 

Chapitre 1 : la mobilisation du Jus in Bello contre les pollutions de guerre

Chapitre 2 : la mobilisation du Jus post Bellum pour la réhabilitation écologique et la compensation des victimes

Chapitre 3 : la mobilisation pour le contrôle des pollutions militaires ou le Jus ante Bellum

 

Jus in Bello et prise de conscience

Pour le chercheur c’est bien la guerre du Vietnam qui a marqué un tournant majeur. Même si entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle des réflexions ont pu émerger, à l’image de la politique « conservationniste » de Théodore Roosevelt, ou encore des réflexions contradictoires de John Muir ou Gifford Pinchot, et même si la France s’est aussi intéressée à ces questions de protection sous l’angle patrimonial, à l’image de la politique de François Guizot, ces réflexions sont restées sans effets véritables. Il s’agissait plus de magnifier la nature que de la protéger réellement.

Un long développement permet de mesurer le poids du « culturocentrisme » du droit de la guerre, en mesurant notamment le poids des approches occidentales qui ont nourri les travaux de l’Unesco ou encore de la Convention de La Haye à partir de 1954. Petit à petit donc se développe ce qu’Adrien Estève nomme « l’écologisation » du Jus in Bello. S’il existe une tradition très ancienne des condamnations des destructions de guerre, et il est possible de remonter par exemple à la destruction de Corinthe par les troupes romaines en 146 avant notre ère, dénoncée par Cicéron, la démonstration se concentre assez vite sur le cas de la guerre du Vietnam.

 

La guerre du Vietnam, le crime originel ?

Cette dernière est un tournant pour la prise en compte de l’environnement: Napalm, agent orange (pour repérer les Vietcongs, « Opération Popeye ») : effets sur le végétal mais aussi sur la population et dans le long terme sur les nappes phréatiques. Dans le cadre du Jus in Bello, des textes encadrent la destruction de l’environnement en temps de guerre (cf convention fin années 1970, signée 1980, « ENMOD »). Tout ceci conduit à la naissance et la conceptualisation de « l’écocide ». Guerre et écologie sont ici au cœur de toutes les réflexions.

 

La mobilisation progressive des vétérans, des victimes

Changement dans les années 90, avec la fin de la guerre froide comme clé de compréhension. L’intérêt des réflexions proposées par le chercheur est de reposer sur des exemples extrêmement variés et percutants. Si le cas de la guerre du Vietnam est largement repris, il est aussi possible de s’attacher à la guerre en Yougoslavie, mais aussi à la guerre du Golfe. En effet la libération du Koweït en 1991 a démontré le poids nouveau de l’environnement dans les désastres de guerre, avec non seulement l’utilisation massive de mines, mais surtout la destruction systématique des puits de pétrole et le déversement de millions de barils dans la mer comme réponse défensive face à l’intervention des forces de la coalition. Divers rapports permettent de creuser la question des conséquences de la guerre en Afghanistan, mais aussi en Colombie.

Ces réflexions, particulièrement techniques, offrent l’occasion de réfléchir à la puissance du droit, des accords internationaux, à la fois face aux états, mais aussi à certains géants industriels.

 

La France au cœur des tempêtes

Bien entendu, la question du nucléaire offre l’occasion d’une analyse particulière. Alors que la guerre froide a marqué une prolifération des armes nucléaires et donc des essais, on voit aussi naître petit à petit une forme de recul dans cette course. C’est alors dans ce mouvement que les victimes des essais nucléaires ont pu se mobiliser avec plus d’efficacité. Une exploration particulièrement fine du cas français est proposée. On retrouvera l’un des nœuds de crispation essentielle entre les écologistes français et l’armée, à travers les cas du Rainbow Warrior.

 

Un changement doctrinal progressif

Finalement le chercheur démontre comment s’amorce petit à petit un changement doctrinal, faisant de la prévention des pollutions en OPEX une nouvelle base doctrinale. Ceci concerne les États-Unis, notamment à la fin des années 1980, à travers différents directives qui sont extrêmement bien détaillées, mais aussi la France. Dans ce dernier cas l’approche est logistique et le poids des systèmes politiques peut être mis en perspective. En France la constitution de la Ve République désigne en effet le Président comme chef des forces armées, et ceci permet peut-être d’expliquer certaines avancées plus rapides là où dans le système américain, le débat repose sur des acteurs plus nombreux et aux nombreux contre-pouvoirs.

C’est donc un glissement progressif qui s’opère à l’approche de la fin du XXe siècle avec une prise en compte de plus en plus grande de l’impact sanitaire de l’utilisation de certaines armes.

 

La place essentielle de l’industrie

Les industries de défense se voient imposer en effet des normes civiles écologiques, ce qui créé des blocages, avec des demandes exemptions. Mais dans le même temps les armées créent aussi petit à petit leurs propres logiques de dépollution (cf cas du « Clémenceau » en 2003). Conclusion des industriels : il vaut mieux anticiper et passer par une «écoconstruction » plutôt que de dépolluer, après, à plus fort coût.

Le cas de la France permet de voir comment nous sommes passés d’exemptions à une forme de régulation. Petit à petit en effet, après des années 60-70, au cours desquelles il était difficile d’intégrer une réflexion environnementale, la convergence des revendications antinucléaires et pacifistes des années 70, illustré par la contestation non-violente du plateau du Larzac, ont petit à petit amené des changements. Il faut cependant attendre des années 1990 pour que prenne forme une prise en compte de ces problématiques au sein de la DGA.

 

L’impact finalement limité de Donald Trump

Du côté des États-Unis, la question de l’exemption a aussi été importante dans un premier temps, avant un glissement pour une gestion plus locale des différentes installations militaires aux États-Unis. Divers cas sont abordés par les chercheurs, notamment la base navale de Lakehurst dans le New Jersey ou encore de collines en Californie. Assurément l’auteur a pu profiter ici son immersion aux États-Unis pour accéder à des sources tout à fait remarquable. En 2017 l’arrivée au pouvoir de Donald Trump a permis à certains climatosceptiques de reprendre le dessus dans la gestion de ces questions. C’est le cas de Scott Pruit qui est nommé à la tête de l’environnemental protection agency, alors que qu’il est climatosceptique reconnu.

Pourtant le mouvement de fond est entamé et les efforts pour limiter les pollutions, accompagner les changements de pratiques environnementales au sein de des forces de défense, ne change pas véritablement. La pompe est amorcée

 

Partie 2 : La responsabilité d’optimiser l’usage de la force : la politique de défense durable

Chapitre 4 – La naissance d’une politique de développement durable de défense

Chapitre 5 – Le développement d’une stratégie de light footprint

Chapitre 6 – Vers une stratégie de durabilité énergétique en opérations extérieures

 

Guerre et écologie : le poids central des approches américaines

 

C’est ici une plongée dans les arcanes de la croyance que l’on peut continuer à vivre presque normalement, sans vraiment changer de modèle, grâce à innovations, qui peut souvent prédominer. Les décideurs publics s’emparent de ces questions, à l’image de Nicolas Sarkozy en France. Penser en secteurs, problématiser le développement durable en fonction des besoins, donc ici des besoins de défense. Se développent ainsi des textes sur des stratégies de « défense durable », questionnant le modèle énergétique.

Le contexte est important : exit les logiques de bloc type guerre froide. Remporter la victoire ne serait plus une accumulation de puissance (lecture de Clausewitz // cf Vietnam, Irak 2003 et Afghanistan 2001). Il existe des limites stratégiques à l’agrégation de la puissance, ce qui amène à un renversement de perspective, de réflexion. Utiliser la technologie, la précision : logique des drônes. Barak Obama était ainsi très enthousiaste face aux possibilités offertes par les drônes. Moins de troupes pour échapper à guérilla et enlisement ; stratégie du « light footprint » (cf Afghanistan, mais aussi Mali, Sahel). Économiser la force, c’est aussi une forme de développement durable, faire mieux, avec moins.

 

La crise financière de 2008, clé de compréhension majeure

Le climat post 2008 est aussi important à prendre en compte. La crise budgétaire impose d’économiser au maximum les ressources. Pour les États-Unis il s’agit ainsi de réduire les dépendances énergétiques en OPEX (cf panneaux solaires dans bases pour moins de fioul, indépendance des camps pour éviter de dépendre des voies d’approvisionnement, moins d’énergies fossiles). Pour la France on veut aussi aller dans le même sens, (cf le Véhicule blindé multi-rôles (VBMR) Griffon au moteur hybride, la réflexion sur le solaire, cf camp Djibouti « ecocamps »).

La réflexion, les mutations, sont donc dictées par des impératifs stratégiques, par la volonté d’être plus efficace. L’environnement est devenu une clé de lecture importante. Il existe de véritables enjeux environnementaux dans la contre insurrection en Afghanistan, en Irak : protéger l’environnement c’est gagner les cœurs, donc lien avec stratégie. En France idem au Sahel, gagner les cœurs par l’environnement marque les années 2010’s.

Partie 3 : La responsabilité d’anticiper et de prévenir : la politique climatique de défense

Chapitre 7 – De la maîtrise à l’adaptation : les discours militaires et scientifiques sur le futur du climat

Chapitre 8 – Des aléas naturels au changement climatique : l’adaptation dans la réflexion stratégique

Chapitre 9 – De l’adaptation à la résilience : le changement climatique dans la prospective de défense

Pour Adrien Estève, c’est là qu’il y a le plus d’efforts, largement devant les deux autres approches. Les militaires sont concentrés sur des parties spécifiques du climat, en occultant d’autres.

 

Questionner l’atténuation

Il n’existe pas de bilan carbone en défense réellement pertinent (on ne prend pas en compte les OPEX par exemple), donc l’approche est peu significative en France, un peu plus aux USA (juste par des données, pas de leviers réels). Le « Département de la défense » américain est ainsi dans le top 10 des États les plus pollueurs (par exemple plus que Suède), avec une armée de projection dépendant fortement des hydrocarbures.

 

Être progressiste ?

Modifier le climat, et si c’était la clé (cf Vietnam, contrôle technique climat) ? Cette approche est en plein essor, notamment dans des laboratoires militaires. Des ressources de la défense sont fléchées « geoingéniérie », mais plus pour la recherche que la stratégie. Bien entendu se pose la question de la Chine qui elle prétend pouvoir intervenir sur le climat.

 

S’adapter ?

C’est l’approche qui est le mieux intégré aujourd’hui dans les armées. Aider les sociétés à s’adapter. La question de la résilience est au cœur de cette réflexion : armée = résilience. Il existe ici une véritable difficulté avec la réflexion stratégique car le  changement climatique implique le long terme, ce que la réflexion stratégique a dû mal à intégrer. Donc cette réflexion est récente, les années 1990 pour les EUA, durant l’administration Clinton, avec les premiers bureaux sur ces questions.

 

S’amorce là un début de pénétration dans la pensée stratégique. La première puissance mondiale a assez vite pris de l’avance, malgré la période W.Bush, imposant de facto un prisme américain sur ces questions. Pour les stratèges le changement climatique est un multiplicateur de menaces (pour France de risques, pas de menaces). Pas de nouvelles menaces, mais un facteur aggravant, de crises existantes au niveau local, sociétal etc.

Le changement climatique va contribuer à multiplier menaces, mais n’en pas la cause exclusive

Se développe chez l’auteur toute une réflexion prospective : permafrost, Arctique, fragilité de la sécurité américaine, du Moyen-Orient. Pour la France, l’Indo-pacifique (ZEE, menace surpêche par exemple), le Sahel, sont au cœur des craintes. Donc les approches régionales dominent pour ces questions. Même sous l’administration Trump, alors que les chefs des bureaux ont été remplacés, les travaux ont largement continué, ce qui démontre un ancrage clair. Depuis l’élection de Joe Biden, le bureau de sécurité climatique travaille en lien avec le secrétaire à la défense. Otan : idem. Donc ces questions pénètrent profondément les pensées et imposent leurs logiques.

 

COP et guerre des mots

En France ces questions sont aussi à présent complètement intégrées. Les études ont commencé au cours des années 2000 dans le cadre de l’Observatoire national sur les effets du réchauffement climatique (ONERC), le Grenelle de l’environnement en 2007 (importance des  analyses de Jean-Marc Jancovici soulignant en 2009 le risque majeur de « bain de sang »). Les débats existent néanmoins, à l’image des critiques de Bruno Tertrais vis-à-vis du catastrophisme dans son petit mais stimulant ouvrage, « Les guerres du climat », paru en 2016. La COP 21 a bien entendu jouée un rôle important dans les réflexions les plus récentes.

Dans ce cadre, la DGRIS (direction générale des relations internationales et de la stratégie) offre la particularité d’associer réflexions militaires et approches diplomatiques.

Conclusion : guerre et écologie, une étude majeure

Guerre et écologie est donc un livre passionnant, illustrant à partir des cas français et états-uniens l’incorporation progressive des enjeux écologiques dans les politiques de défense et de sécurité. Écrit avant la guerre en Ukraine, il permet néanmoins de disposer d’excellentes bases pour analyser cette dernière, au prisme d’une haute intensité qui semble peu compatible avec la sobriété espérée.