Cet ouvrage est constitué par les carnets de Jacqueline Loriod (JL) rédigés entre 1940 et 1943. Jacqueline Loriod (1922-2017) est d’abord auditrice libre en Lettres à la Sorbonne, puis à partir de septembre 1941élève -infirmière à l’hôpital Saint -Joseph. Elle obtient son diplôme
d’infirmière en 1943.

Les carnets s’interrompent en 1943 au moment de son mariage avec Jacques Oguse, un jeune homme dont une partie de la famille est juive, réfractaire au STO, et que les parents de Jacqueline cachent à leur domicile. Après la guerre, Jacqueline Loriod devint une psychanalyste réputée. Elle ne s’engage pas activement dans la Résistance, mais dès 1940 elle manifeste un refus radical de l’occupation allemande et une forte hostilité au régime de Vichy et à la Collaboration, et participe à la manifestation du 11 novembre 1940 à l’Arc de triomphe.

Il faut saluer la qualité de l’édition du Journal. Il a été transcrit et il est présenté par la fille de Jacqueline Loriod, Catherine Oguse-Boileau qui a également rédigé les notices biographiques des principales personnes mentionnées. Il est édité dans le cadre du GERME ( Groupe d’études et de recherches sur les mouvements étudiants) dont deux membres, Alain Monchablon et Robi Morder, replacent le Journal dans le contexte de la situation des étudiants des années 1940. Le Journal permet de connaître les réflexions, les analyses extrêmement pertinentes et les engagements d’une jeune femme sous l’Occupation.
L’ouvrage est illustré par des œuvres, des photo-montages de photographies de l’époque, de l’artiste plasticienne Tina de Rubia. Il permet aussi de mieux comprendre la place des jeunes femmes dans la société française des années 1930-1940, à la fois leur émancipation intellectuelle, mais aussi la manière dont elles se heurtent à un « plafond de verre » pour accéder aux carrières sociales les plus
valorisées.

 Auditrice libre à la Sorbonne

Jacqueline Loriod est issue de la moyenne bourgeoisie. Son père, bachelier, est employé dans l’administration de ce qui deviendra en 1946 Gaz de France. Trois éléments organisent son univers intellectuel. La musique d’abord. Jacqueline Loriod possède une solide culture musicale, elle assiste à de nombreux concerts et commente les œuvres interprétées. Ses deux sœurs firent de brillantes carrières musicales. Yvonne Loriod était une brillante pianiste et épousa Olivier Messiaen. Jeanne Loriod fit également une brillante carrière musicale comme interprète des Ondes Martenot, un instrument électronique, ancêtre du synthétiseur. La littérature joue un rôle très important. Jacqueline Loriod est une lectrice passionnée. Elle lit les auteurs classiques, Montaigne, Pascal, Zola, Dostoïevski, mais elle lit aussi et commente les auteurs contemporains, Claudel, Mauriac, Gide. Son auteur de prédilection est Georges Duhamel (1884 -1966), à la fois médecin et écrivain, qui a participé à la Première guerre mondiale, et auteur de grands cycles romanesques comme « Chronique des Pasquier ». JL le connaît bien, elle est invitée par les époux Duhamel, elle apprécie sa vision humaniste du monde et le prend comme modèle. Enfin, la relation au catholicisme joue un rôle essentiel.

Le Journal montre à quel point le catholicisme occupe une place très importante dans la société française des années 1930-1940, comme institution à la fois sociale et spirituelle. Ses parents pratiquent un catholicisme assez conformiste, mais JL est partie prenante au renouveau
spirituel du catholicisme incarné par des auteurs comme Bernanos, Mauriac et Claudel.
JL est d’abord auditrice libre en Lettres à la Sorbonne. En 1939, la France compte 78000 étudiants dont la moitié inscrits à Paris (35000 dont 24000 hommes et 11000 femmes,les effectifs ont diminué en 1940 ( étudiants étrangers rentrés chez eux, étudiants prisonniers) .
Depuis la fin du XIXème, le monde étudiant est structuré par des associations, l’UNEF est créée en 1907. Le régime de Vichy souhaite mettre l’École au service du régime, mais laisse subsister l’autonomie des universités ; cependant, le premier statut des Juifs d’octobre 1940 exclut un certain nombre d’universitaires et le second statut des Juifs du 21 juin 1941 instaure un numerus clausus qui limite à 3% de Juifs au maximum parmi les étudiants de chaque faculté. Le projet de Vichy de regrouper de manière corporatiste les étudiants dans une « communauté des étudiants » se heurte à l’opposition des catholiques et de l’Unef.
Jacqueline Loriod suit des cours d’histoire littéraire, elle salue l’engagement de certains de ses professeurs contre l’Occupation. L’un de ses professeurs, Albert Pauphilet (il s’était opposé à l’application du statut des Juifs contre les professeurs de la Sorbonne) fait un cours sur la
littérature du XVIème siècle, mais il est clair que derrière l’évocation de la Renaissance se cache l’espoir d’une prochaine libération . Elle suit également les cours de Maurice Bardèche, le beau- frère de Brasillach et l’un des premiers, après la guerre, à avoir développé des thèses
négationnistes. Elle trouve de l’intérêt à ses cours, mais critique fortement son antisémitisme, son adhésion à l’idéologie nazie et ses articles dans la presse de la Collaboration. L’engagement de JL réside d’abord dans son refus immédiat et radical de l’Occupation. Elle quitte un cours lorsqu’elle constate qu’un soldat allemand est présent et incite ses camarades à en faire autant. Elle condamne la brutalité de l’Occupation, l’exécution des Résistants, l’exécution d’otages. Le corollaire de ce refus de l’Occupation est la détestation de Pétain et du régime de Vichy. Dès octobre 1940, après l’allocution de Pétain annonçant qu’il choisit la collaboration, elle note : « Généreux imbécile. Il laisse utiliser le respect que l’on porte à son nom pour faire marcher la France tenue en laisse par Hitler. « L’histoire me jugera ». Stupidité : il n’y a pas d’Histoire. Il n’y a que des historiens. » En mai 1941, lorsque Darlan accorde des facilités militaires à l’armée allemande pour combattre les Anglais en Irak, elle critique violemment Pétain et Darlan. « Lorsqu’on est engagé sur la route de l’infamie, il est impossible de rebrousser chemin. » Elle écoute les émissions de la radio de Londres, en particulier « Honneur et Patrie » et « Les Français libres » et salue les analyses de journalistes comme Jacques Duchesne et Pierre Bourdan. Elle suit avec attention l’évolution de la guerre. Elle se désole de l’invasion de la Yougoslavie et de la Grèce. En juin 1941, lorsque l’Allemagne envahit la Russie, elle manifeste peu de sympathie à l’égard du régime bolchevik. « Churchill est décidé à aider la Russie. Tous les ennemis de Hitler sont nos amis… Je crois que c’est une erreur et une faute. Ni fascisme, ni soviétisme. » Elle salue la signature de la Charte de l’Atlantique. Après Pearl Harbor, lorsque les États-Unis entrent en guerre, elle comprend que la victoire des Alliés est certaine. Elle est consciente des persécutions antisémites. Elle évoque un de ses professeurs du Conservatoire de musique, révoqué et mis à la retraite. Elle déplore que le philosophe Henri Bergson qui meurt en 1941 n’ait pas été honoré. Elle évoque la « rafle du billet vert » du 14 mai 1941, à la suite de laquelle 4 000 Juifs furent internés dans les camps du Loiret.L’engagement de Juliette Loriod se manifeste par l’écoute de la radio de Londres mais aussi par la participation à des manifestations. Elle recopie l’appel à manifester le 11 novembre 1940 ( le texte de JL a été conservé) et participe à la manifestation ou plutôt au rassemblement qui compta 3 000 personnes. « Place de l’Étoile, la foule est rassemblée, dense, à la fois calme et agitée, prudente et grondeuse. Sous une apparence digne et froide, on sent la rage qui monte et grandit… Beaucoup de signes tricolores : écharpes, rubans, drapeaux, croix de Lorraine ».
Elle évoque les représailles : nombreuses arrestations, contrôles accrus, fermeture de la Sorbonne pendant plusieurs mois. Elle participe à la manifestation de la fête de Jeanne d’Arc le 11 mai 1941 et à celle du 14 juillet 1941.On peut se demander pourquoi elle ne part pas pour Londres ou n’entre pas dans un réseau de Résistance, comme elle en manifeste le désir.
C’est la pression de son milieu familial qui l’en dissuade. Son père est « maréchaliste ». Il pense que Pétain joue un double jeu, ce que JL ne croit absolument pas.

Elève -infirmière à la Fondation Saint- Joseph

A partir d’octobre 1941, Jacqueline Loriod devient pensionnaire à l’école d’infirmières de l’hôpital Saint-Joseph. Le métier d’infirmière est passé à la fin du XIXème siècle du bénévolat et de l’œuvre charitable à un véritable métier. Des écoles d’infirmières sont créées à partir des années 1880, soit publiques et laïques, soit privées comme la Fondation Saint-Joseph qui se trouve dans le quartier de la Porte de Vanves créée en 1924 par la Mère Inchelin. Son emploi du temps est partagé entre des cours théoriques (médecine, obstétrique, morale professionnelle et morale religieuse) et des stages ( service social, obstétrique,chirurgie ,pédiatrie) . Toujours non -conformiste, elle critique les cours de morale religieuse et professionnelle qui prônent la soumission à l’autorité. Les stages d’assistante sociale la conduisent à se rendre dans les immeubles de la Zone, c’est-à-dire un espace situé en avant de l’enceinte de Thiers, soit à l’emplacement de l’actuel boulevard périphérique. A partir de 1919, on y construit des HBM (habitations à bon marché), mais on y trouve également le plus grand bidonville de France qui ne disparaîtra qu’à partir de 1956. Elle décrit les immeubles insalubres, la misère, les femmes seules (beaucoup d’hommes sont prisonniers), les difficultés des enfants, la situation très difficile des vieillards. Elle est consciente que la distribution de nourriture ou de bons de charbon pour se chauffer est insuffisante et qu’il faudrait une révolution et de profondes réformes sociales pour venir à bout de la misère. Le récit qu’elle fait des stages qu’elle effectue dans les services de médecine permet d’avoir une bonne analyse du milieu hospitalier des années 1930-1940. On note une véritable compétence scientifique, mais le monde hospitalier demeure très hiérarchisé et mandarinal. Les médecins-hommes (une seule interne) dominent les services hospitaliers. Certains médecins sont attentifs à l’égard des malades, d’autres sont indifférents. On est étonné par la dureté des paroles de certains personnels hospitaliers à l’égard des malades. Le débat sur l’avortement, interdit et pénalisé occupe une place importante dans le Journal. Personne ne prône l’avortement, mais certains médecins soulignent qu’ils ne dénonceraient pas une femme qui a avorté.
JL est très occupée par ses études et le Journal contient moins de notations sur la guerre et l’Occupation. Elle continue d’écouter la radio de Londres. En juillet1942, elle s’indigne de la rafle du Vel d’Hiv. « Aujourd’hui, à l’aube, arrestation de 25 000 Juifs « Etrangers » paraît -il. Ici mes camarades ne se révoltent pas… Indignation . Amertume .Tristesse sans fond. L’indifférence vertueuse de certaines, la compassion souriante et ironique des autres… Vraiment, je ne puis m’empêcher de les mépriser. »

La recherche spirituelle de Jacqueline Loriod occupe une place importante dans le Journal. Avant la guerre, elle avait noué une amitié amoureuse avec l’une de ses camarades d’école. Mécontents, ses parents l’avaient retirée de l’école et confinée pendant deux ans dans le logis familial. Pendant ses études d’infirmière, JL lit et commente « Les Pensées « de Pascal qui nourrissent sa réflexion. Elle commente également les écrits de Lacordaire, religieux et prédicateur du XIXème siècle. Elle cherche d’abord à prendre ses distances avec le dogme
catholique et cherche une vie spirituelle plus autonome. A la fin du Journal, elle revient cependant à la pratique du catholicisme.