Professeur à l’Université Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand, historien spécialiste de l’histoire politique de la droite au XXe siècle (La guerre des droites. Droite et extrême droite, de l’affaire Dreyfus à nos jours, Odile Jacob, 2007), Mathias Bernard a déjà publié plusieurs ouvrages de synthèse dans des collections de poche : La France de mai 1958 à mai 1981. La Grande mutation et La France de 1981 à 2002. Le Temps des crises ? (« Livre de poche », 2003 et 2005) ainsi que Le Front populaire dans la collection « Les Essentiels » des éditions Milan. L’ouvrage que publie aujourd’hui Armand Colin est bien à sa place dans la prestigieuse et renouvelée collection U.
Un manuel d’histoire

Que le titre ne nous trompe pas : il ne s’agit pas d’un nouveau manuel qui présente l’évolution de l’action des gouvernements et les relations entre les pouvoirs sous la Ve République. La synthèse de Jacques Chapsal, La vie politique depuis 1958 (PUF, 1re édition 1987), ou l’Histoire de la Ve République publiée chez Dalloz en 2007 par J.-J. Chevallier, G. Carcassonne et O. Duhamel sont des ouvrages écrits par des spécialistes de sciences politiques et de droit constitutionnel. Ils demeurent des manuels fort utiles, mais M. Bernard est historien et s’est fixé pour objectif de « décrire et (…) comprendre les évolutions et les permanences qui affectent les différentes facettes de la vie politique française depuis 1958 ». Il n’entend pas se limiter à une chronique des élections nationales et à une présentation des différents gouvernements qui se sont succédés en France depuis 1958. Ces aspects sont évidemment traités dans le livre mais « ils doivent être mis en relation avec l’étude des idées politiques, de leur lien avec le contexte économique, social ou géopolitique, de leur structuration en forces et en partis politiques, de leur diffusion et de leur médiatisation ».

L’ouvrage distingue trois grandes périodes : la République gaullienne (1958-1969), l’apogée du clivage droite-gauche (1969-1986), une crise politique (depuis 1986). Une soixantaine de pages en fin d’ouvrage fournissent quelques outils pratiques : chronologie, résultats électoraux (tableaux statistiques et cartes de piètre qualité), listes des gouvernements et des principaux ministres, des présidents de l’Assemblée nationale et des présidents du Sénat. Le texte des chapitres ne comporte pas de notes ; il est rédigé avec une extrême clarté qui procure un véritable plaisir de lecture. Une bibliographie thématique est proposée en fin d’ouvrages (composée d’ouvrages récents et de quelques grands classiques) ainsi que deux index (des noms propres et des organisations politiques).
L’ouvrage dispose donc de toutes les qualités d’un manuel qu’on a plaisir à utiliser : limpidité du texte, cohérence du plan, clarté des titres et sous-titres, précisions et nuances. Même pour la période la plus récente (l’ouvrage se termine au lendemain des élections présidentielles de 2007) pour laquelle il n’existe pas encore de travaux historiques qui fassent autorité mais sur laquelle n’existent que des publications de politistes, de sociologues, d’analystes et de journalistes, l’auteur parvient à exposer les faits avec clarté et mesure et à en proposer des interprétations.

La République gaullienne (1958-1969)

La première partie montre comment de Gaulle a utilisé le contexte et les pouvoirs qui lui étaient accordés pour installer un nouveau régime politique et modifier la physionomie de la vie politique française. Divisées, tardant à s’adapter à la bipolarisation provoquée par le mode de scrutin, les oppositions ne menacent pas un pouvoir qui dispose de nombreux atouts : une majorité solide, un personnel politique renouvelé, une action gouvernementale modernisatrice.
La crise de Mai 68 ne provoque pas l’effondrement du pouvoir mais casse l’image d’un Président qui incarne à lui seul la Nation et avive les ambitions à l’intérieur de la majorité. En permettant à Georges Pompidou d’accéder à la fonction présidentielle, elle couronne la bipolarisation. « De Gaulle a trop bien réussi, puisque la majorité des Français est alors convaincue que le régime peut lui survivre ».
Chapitre 1 : La mise en place de la Ve République (1958-1962)
Chapitre 2 : La lente structuration des oppositions
Chapitre 3 : La stabilité du pouvoir
Chapitre 4 : La Chute

L’apogée du clivage droite-gauche (1969-1986)

De 1969 à 1986, en l’absence de grave crise nationale, la vie politique se normalise ; « Les Français n’ont plus besoin de sauveur et l’alternance ne fait plus peur ». La majorité politique des années 1960 s’élargit, intégrant peu à peu les anciens représentants de la droite conservatrice et du centre d’opposition. A cette coalition de la droite s’oppose une gauche unie qui, en 1972, parvient à conclure un programme de gouvernement. Jusqu’en 1986, l’affrontement droite contre gauche structure la vie politique.
La seconde partie analyse les formes de cet affrontement. Les gauches cherchent à capter les thématiques nouvelles issues de Mai 68, la droite doit prendre en compte le raidissement conservateur d’une partie de son électorat. Les gouvernements de droite oscillent entre un volontarisme réformateur et une crispation conservatrice. La gauche, qui arrive au pouvoir en 1981 est rapidement confrontée à des choix douloureux ; du « changement » à la « rigueur », les débats sont idéologiques (entre « première » et « deuxième gauche ») mais ils sont aussi soumis aux contraintes de la crise économique. Les socialistes négocient une délicate conversion vers une culture de gouvernement.
Les alternances successives (« petite alternance » giscardienne de 1974, alternance socialiste de 1981) modifient les cadres de la vie politique, favorisent le renouvellement du personnel politique, la libéralisation des médias audiovisuels et la recherche d’une plus grande transparence dans l’exercice du pouvoir.
Chapitre 5 : Le renouvellement des idées politiques
Chapitre 6 : La droite au pouvoir, entre conservatisme et réforme (1969-1981)
Chapitre 7 : L’alternance socialiste (1981-1986)
Chapitre 8 : Anciens en nouveaux cadres de la vie politique

Une crise politique (1986-…)

La troisième partie cherche à déterminer la nature de la crise politique qui lui donne son titre. C’est au milieu des années 1980 que les structures politiques mises en place dans les années 1960 se modifient en profondeur. Le clivage droite-gauche ne résume plus à lui seul l’évolution électorale : l’essor du Front national, le déclin du Parti communiste, le réveil de la sensibilité centriste, l’émergence de nouvelles forces politiques (les Verts, le Trotskysme) perturbent le vieil antagonisme droite-gauche.
La base électorale des partis de gouvernement se rétrécit alors qu’ils doivent affronter de redoutables enjeux : construction d’une Europe politique, décentralisation, remise en cause de la légitimité du personnel politique. « Au temps de la bipolarisation, de la stabilité et de la croyance en des utopies collectives succède une période marquée par l’éclatement, l’alternance, les doutes ». Un très bon chapitre analyse la crise de la représentation politique : avènement de l’individualisme, toute-puissance médiatique de la télévision, rapport distancié, consumériste et parfois épidermique du citoyen à la politique.
« La Ve République a survécu à l’alternance, à la cohabitation, à la décentralisation, à l’Union européenne… Elle se déploie aujourd’hui dans un contexte politique très différent de ce qu’il était à la fin des années 1950. Et elle fait finalement l’objet d’un consensus relatif. L’insatisfaction des citoyens concerne davantage la politique -les idées, les partis, les gouvernants…- que le régime et les institutions ».Chapitre 9 : Les difficultés des gouvernements
Chapitre 10 : Eclatement et recomposition du paysage politique
Chapitre 11 : Une crise de la représentation politique (le rejet de la politique traditionnelle, les nouveaux espaces civiques -la rue, l’association, les médias-, les effets pervers de l’exposition médiatique). Chapitre 12 : L’évolution des pouvoirs

Une approche historique de l’évolution politique

On soulignera pour terminer la permanence de la dimension historique en donnant quelques exemples qui permettent de saisir la différence entre cet ouvrage et les manuels précédemment évoqués.
A propos du 13 mai 1958 et de ses conséquences :
« Comme le 6 février 1934, deux légitimités se font face : celle de la rue d’une part, celle du Parlement de l’autre. Mais grâce à l’appui de l’Armée et au jeu subtil du général de Gaulle, la rue impose progressivement sa solution à l’opinion et au Parlement ».
« Désireux de ne pas renouveler la malheureuse expérience faite en 1940 lors de l’octroi des pleins pouvoirs au maréchal Pétain (les députés) confient cette mission au gouvernement (et non au seul général de Gaulle) et l’assortissent d’une série de principes qui devront inspirer la nouvelle constitution : parmi ceux-ci, figurent la souveraineté populaire (par le biais du suffrage universel), la séparation des pouvoirs, la forme parlementaire du régime. Il est enfin clairement prévu de soumettre le texte à un référendum. Le 2 juin 1958 n’est donc pas un nouveau 10 juillet 1940 ».
A propos de la crise de l’automne 1962 :
« Pour de nombreux observateurs (…) cette crise rappelle celle du 16 mai 1877. A l’instar de Mac Mahon, de Gaulle fait face à une Assemblée hostile à laquelle il cherche à imposer un chef de gouvernement. Comme en 1877, les électeurs sont appelés à choisir entre une lecture parlementaire et une lecture présidentialiste des institutions. »
A propos de l’échec de la politique de relance en 1983 :
« Ces difficultés alimentent les critiques de la droite qui, comme sous le Cartel des gauches en 1924 ou le Front populaire, s’en prend à l’incompétence politique de la gauche. »
A propos de l’essor du Front national :
« Le Front national n’est pas une force politique nouvelle dans la France contemporaine. Il reprend cette tradition nationale-populiste qui, depuis la fin du XIXe siècle, s’est dégagée de la famille bonapartiste (…) Cette tradition surgit souvent en période de crise économique ou politique. Elle a pris des formes diverses : boulangisme et antidreyfusisme à la fin du XIXe siècle, agitation ligueuse dans l’entre-deux-guerres, poujadisme au milieu des années 1950. »

Cette Histoire politique de la Ve République est un excellent manuel : clair, précis, dense et intelligent, il est appelé à être réédité et à devenir un classique. Les collègues y trouveront rapidement les précisions qu’ils cherchent sur les partis politiques, les idées politiques, l’action des gouvernements, mais ils y trouveront aussi des développements nouveaux jusqu’alors peu accessibles sur l’émergence de la communication politique, le débat politique, les rumeurs et les campagnes d’opinion, le personnel politique, la crise du militantisme partisan, la banalisation de l’homme politique etc.

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