Comment la Chine raconte-t-elle l’histoire de sa place dans le monde ? C’est à cette passionnante question que Victor Louzon consacre ce livre. L’auteur est maitre de conférence à la faculté des Lettres de Sorbonne-Université et chercheur à Sirice

Un grand récit pour une grande puissance

La maitrise de l’interprétation de l’histoire a toujours été un enjeu fondamental pour le pouvoir chinois. Ce passé qu’on célèbre aujourd’hui est un passé strictement national. Tout exceptionnalisme qui prétend justifier des ambitions mondiales contient en puissance un paradoxe : d’un côté elle serait un pays unique en son genre et de l’autre elle serait porteuse d’une contribution à valeur universelle. Cet ouvrage se fixe donc deux objectifs : comprendre le « grand récit » chinois et retracer à grands traits l’histoire des rapports entre la Chine et le reste du monde connu. Chaque chapitre commence par l’évocation d’un mythe historique mobilisé par les tenants du nouvel exceptionnalisme chinois, avant de remonter le temps pour donner un récit de la période à laquelle ce thème fait référence.

La Chine a-t-elle une vocation universelle ?

L’auteur explique le concept de « tianxia » qui désigne depuis l’Antiquité l’espace sur lequel le monarque chinois a vocation à exercer sa bienveillante souveraineté. La notion renvoie donc à une prétention chinoise à la monarchie universelle. Ce concept est utile en Chine pour montrer qu’on ne dépend pas de concepts occidentaux. La tianxia réaliserait « l’harmonie dans la diversité ». L’auteur donne ensuite des éléments d’éclairage sur la période qui va des Zhou aux Han.

La route de la soie a-t-elle existé ?

Avec la Route de la soie, on est face à un concept désormais bien connu, y compris sous ses multiples acronymes comme BRI (Belt and Road Initiative). Il faut remarquer que le projet a été revu à la baisse. La Route de la soie est le précédent idéal pour une entreprise d’expansion économique internationale puisqu’y circulaient des marchands de tous horizons. Contrairement à d’autres thèmes de la pensée chinoise, il ne s’agit pas là d’un discours anti-occidental. Si on examine concrètement ce qu’elles étaient, on peut d’abord relever que personne en Chine n’a jamais employé cette expression. Le long de la Route de la soie le commerce n’est pas l’activité dominante. Elle a moins compté par les marchandises qui y circulaient que par les idées qui y transitaient. L’apport principal est donc la diffusion du bouddhisme, comparable à celle du christianisme pour d’autres régions.

La Chine, matrice de l’Asie ? (VIIe-XIIIe siècle)

Le thème d’une solidarité asiatique fondée sur un héritage culturel commun venu de Chine, le confucianisme surtout, est de retour dans la rhétorique de la politique extérieure chinoise. La Chine a joué un rôle de matrice culturelle en Asie orientale même si les pays qui la composent ont toujours cultivé leurs singularités.

Pourquoi la Chine n’a-t-elle pas conquis le Nouveau Monde ? (XIIIe-XVIIe siècle)

Un thème de l’exceptionnalisme chinois veut que le pays ait été l’agent d’une mondialisation vertueuse et non prédatrice. Le nom qui s’impose alors est celui de l’amiral Zheng-Hé, au début du XVe siècle. Le Parti communiste commence à le promouvoir dans les années 1980. Ces expéditions ne sont pas des « grandes découvertes » ratées. Ni le commerce, ni la conversion des étrangers aux moeurs chinoises ne sont des motifs décisifs à ce phénomène.

La Chine a-t-elle (eu) des colonies ? XVII-XIXe siècle ?

Au recensement de 2010, la Chine comptait 8,5 % de «  minorités nationales », mais ces dernières occupaient 64 % du territoire. Une politique de centralisation et d’homogénéisation culturelle implique de contrôler étroitement le récit sur l’histoire des régions non Han de la Chine en particulier à l’époque de la dynastie Qing (1644-1912) à laquelle elles ont été rattachées à l’empire. Il faut replonger dans le passé et se demander à quoi ressemblait la domination Qing puis chinoise vue de ce qui est aujourd’hui la «  périphérie » non Han de la Chine. Faut-il la qualifier de coloniale ? Aujourd’hui, sur le plan idéologique, la conception dominante est qu’il n’existe qu’une nation chinoise composée d’un groupe majoritaire et de minorités nationales.

Le « siècle d’humiliation » et le souverainisme chinois (vers 1842-1945)

La notion de souveraineté est absolument essentielle. Cependant il faut savoir que l’attachement à la souveraineté ne va pas de soi : le mot, comme la chose, ont été introduits en Chine au XIXe siècle et ont mis un certain temps à s’imposer. Le récit du «  siècle d’humiliations » s’appuie sur des faits incontestables, mais oublie aussi des détails importants. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, l’empire Qing n’a pas fait à sa souveraineté des concessions qu’il jugeait intolérables. Le registre de l’humiliation a permis aux forces réformatrices et révolutionnaires de mettre en accusation différents anciens régimes qu’elles cherchaient à remplacer. Le Parti communiste chinois a moins libéré son pays de l’impérialisme qu’il n’a tiré les marrons du feu, une fois cette tâche assez largement accomplie par d’autres.

Nous, Chinois, aimons la paix (1930-1940)

La Chine a toujours mis en avant son caractère pacifique. L’auteur montre pourtant que c’est un élément qui date des années 1930, conçu dès l’origine comme un produit d’exportation. Ce discours était destiné à l’Occident pour obtenir son soutien face au Japon. Aujourd’hui, il permet au pays de présenter une face aimable à destination des pays du Sud.

La Chine maoïste, championne du Tiers-Monde ? (1949-1979)

On retrouve là un paradoxe précédemment évoqué qui veut que le pays affiche l’unicité de sa trajectoire, tout en voulant la montrer comme un exemple pour d’autres. Dans les années 1950, le Parti communiste chinois fait valoir son double combat pour la révolution socialiste et la libération nationale. Plus récemment, Pékin continue de jouer sa carte en direction du Sud, d’autant que le pays a besoin des matières premières issues de ces pays.

Taïwan, la province perdue ?

Le thème de la réunification avec Taïwan est un des récits les plus consensuels et les plus investis d’émotions qu’on puisse trouver dans la culture chinoise. Rappelons qu’au plus étroit, le bras de mer qui sépare Taïwan du continent est large de 130 kilomètres.  L’autre point majeur est le texte voté par le Congrès américain en 1979 qui apporte le soutien à Taipei.

En conclusion, Victor Louzon récapitule le chemin parcouru. On a donc vu une Chine porteuse d’un antique message universaliste, découvreuse bienveillante du monde ou encore championne du « Sud ». Cette tendance à l’enjolivement n’a rien de particulièrement chinois. La Chine est à la fois très présente dans les médias et encore mal connue. Cette méconnaissance explique l’attrait d’explications faisant appel à des précédents historiques anciens plus ou moins mythifiés : retour d’un empire du Milieu qui se prendrait pour le centre du monde. Ce qui est certain, c’est que le grand récit chinois sera toujours un contrepoint possible au récit eurocentré de la modernité.