Conscription, mobilisation, réinsertion sociale, 1889-1939

Sébastien Chatillon souhaite donner vie aux poilus haut-savoyards grâce à leurs cahiers, leurs correspondances qui permet d’aborder le vécu et les relations avec les civils dans ce département récemment rattaché à la France.

Christian Sorel, dans sa préface, dit tout le bien qu’il pense de la thèse que Sébastien Chatillon a soutenue en 2015 à l’université Lyon 2. Il soutient son choix de régionaliser l’étude de la fin du XIXe siècle à la veille du second conflit mondial, une génération marquée par la guerre.

Dans son introduction l’auteur précise les sources qu’il a choisies d’explorer. En quelques lignes, bien écrites, il définit clairement son sujet organisé en sept chapitres chronologiques.

La société haut-savoyarde et l’armée (1889-1914)

Ce premier chapitre dresse un portrait de la frontière alpine, surveillée car la Savoie n’est française que depuis 1860. L’existence de la zone franche avec la Suisse en fait une zone de neutralité définie lors du Congrès de Vienne.

L’état des troupes (infanterie, chasseurs alpins crées en 1888) fait d’Annecy une ville de garnison. La présence militaire est appréciée pour son rôle économique qui assure le développement du commerce. Elle contribue à diffuser les pratiques sportives dans la société , et notamment le ski. L’état d’esprit des Hauts-Savoyards est plus patriotique qu’antimilitariste. L’étude des archives du recrutement montre un monde socio-économique agricole, une petite industrie surtout dans la vallée de l’Arve, une France montagnarde traditionnelle, féconde. Son état sanitaire est médiocre malgré des améliorations et une population plus alphabétisée que la moyenne française.

La Haute-Savoie face à la conscription (1889-1919)

Après une description de la conscription et de ses étapes, le conseil de révision est un véritable rite de passage, l’auteur évalue les forts recrutements dans ce département. Il rappelle l’incorporation par avance de la classe 13 et des suivantes. La région frontalière compte un nombre d’insoumis supérieur à la France même si les efforts en temps de guerre permettent de recruter largement y compris parmi les Français devenus citoyens suisses et les fils d’étrangers.

La description du service militaire évoque la formation et la discipline et l’affectation le plus souvent dans l’infanterie. L’auteur présente l’évolution des effectifs durant la guerre à l’échelle nationale et ses effets sur les recrues issues de Haute-Savoie.

Le destin du poilu : choix personnel et fatalité (1914-1918)

S’appuyant sur les registres matricules l’auteur analyse le destin des poilus : des pertes importantes même si elles sont difficiles à établir avec précision ? Il avance l’estimation de 15 % de mortalité parmi les mobilisés mais nombreux, parmi eux, vont mourir quelques mois ou années qui suivent (victimes souvent des gaz de combats). Un bilan macabre permet de classer les décès selon les causes, les maladies et blessures, les moments et les lieux où le destin a frappé. Plus les soldats étaient jeunes plus il couraient de risques surtout les fantassins.

L’auteur cherche à qualifier la conduite des combattants de l’héroïsme qui vaut décoration et parfois grade, jusqu’à la délinquance militaire : insoumission légère ou grave, désertion plus souvent temporaire que définitive, la Suisse est proche des lieux de permission et souvent connue avant-guerre.

L’expérience combattante (1914-1918)

Les traces très personnelles On peut se reporter à d’autres témoignages : Fredman, Les Carnets de guerre de Louis Barthas. 1914-1918éd. La Découverte, 288 p. – Max Schiavon, Les Combats héroïques du capitaine Manhès – Carnets inédits d’un chasseur alpin (1915-1916),  Éditions Pierre de Taillac, 2015, 344 p. de quelques soldats sont exploitées dans ce chapitre. Six parcours sont analysés, le soldat-paysan fait prisonnier, le soldat d’élite1, le poilu d’Orient, le médecin militaire ; l’émigrant canadien revenu s’engager, le cultivateur père de famille mobilisé à l’arrière.

Ce qui ressort de ces témoignages et qui ne surprend pas le lecteur : la violence indicible des combats, la vie matérielle précaire dans les tranchées, une alimentation souvent insuffisante. La guerre est aussi un lieu de rencontre des autres : soldats des différentes régions françaises, tirailleurs de l’empire, soldats britanniques, civils des zones de combats ou de repos.

Si le dépaysement élargit le regard de ces montagnards qui pour certains n’avaient pas quitté leur vallée, ils découvrent le fossé qui les sépare de l’arrière, l’expérience difficile à partager lors des permissions, l’impression de deux mondes distincts. Ils cherchent pourtant à garder le contact avec la vie économique de la famille, l’éducation des enfants.
L’auteur scrute les motivations des combattants ; la relation au chef, la camaraderie du combat. Il montre le soutien de la religion et le sentiment national malgré les vicissitudes, les fluctuations évoquées de la mobilisation à l’armistice.

Le soutien de l’arrière

Sous des formes multiples, publiques ou privées l’arrière s’est mobilisé pour soutenir le front, un soutien tant matériel que moral étudié à l’échelle départementale. La description des modalités de ce soutien montre aussi ses fluctuations dans le temps. L’état de l’opinion publique est vu à partir de la presse. On voit l’installation d’une guerre longue, la mobilisation de la main-d’œuvre féminine notamment à la campagne, la nervosité de l’arrière en 1917, l’héroïsation des soldats et le climat morose de l’armistice et le temps de la grippe espagnole. L’auteur montre le contrôle de la e=zone franche pour éviter toute exportation ers l’Allemagne via Genève.

Un paragraphe est consacré au financement de l’effort de guerre et sa matérialisation en Haute-Savoie.

Redevenir un civil

Les opérations militaires ne cessent pas dès novembre 1918 et la démobilisation fut lente. C’est l’occasion de suivre l’entrée dans les provinces reconquises d’Alsace-Moselle, de percevoir l’hostilité des civils allemands en Rhénanie.

La reconnaissance symbolique : défilés, décorations, marque l’année 1919 comme à Annecy et Thonon.

La réinsertion est pourtant souvent difficile : 28 % des démobilisés changent de milieu social du fait de la reprise de l’exode rural, comme pour Marius Perroud, métayer avant-guerre qui s’engage dans la gendarmerie, mobilité économique, géographique. Les conséquences démographiques ne sont pas absentes : divorces, rattrapages des mariages, remariages.

Blessés et mutilés reçoivent une assistance financière, 23 % des démobilisés sont pensionnés durant l’entre-deux-guerres. Des solutions leur sont proposées (deux écoles professionnelles Annecy et Cluses) mais, si les anciens combattants souhaitent avoir un travail, l’écart entre les offres et les demandes rend la réinsertion difficile.

La guerre en héritage, entre revendications et recueillement (1918-1939)

Ce denier chapitre est consacré au mouvement ancien combattant, fortement enraciné dans la société, dans la continuité de l’ambiance villageoise traditionnelle.
La société de l’entre-deux-guerres est marquée par le deuil collectif qui s’incarne dans les monuments aux morts que l’auteur classe selon les symboles retenus, laïques ou religieux. On peut regretter l’absence de photographies.

Le deuil plus intime est illustré avec l’exemple d’une famille.

La thèse de Sébastien Chatillon apporte un point de vue local sur les Poilus qui pourra être complété.

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1   René Germain qui a laissé des mémoires publiées en 2007 : René Germain, Il revint immortel de la Grande Bataille, Editions Italiques, 2007, 311 p.