Cr par Hervé Lemesle

Stevan K. Pavlowitch est un historien britannique d’origine serbe, professeur émérite à l’Université de Southampton. Il nous livre ici les résultats de près de 40 années de recherche sur la Seconde Guerre mondiale en Yougoslavie. Donner une vue d’ensemble de l’histoire très complexe du second conflit mondial dans ce pays, en intégrant une multitude de sources et de travaux d’historiens récents – britanniques, américains, allemands, français, italiens et yougoslaves – et en dépassant les mythes forgés par les titistes et leurs opposants, peut apparaître comme une gageure en un ouvrage d’un tel format. C’est pourtant le défi que l’auteur relève brillamment, sur un sujet important et délaissé par la majorité des chercheurs hexagonaux actuels. Comprendre pourquoi la 1e Yougoslavie – le royaume dirigé par la dynastie serbe des Karadjordjevic de 1918 à 1941 – a échoué, comment Tito a profité de la déflagration européenne pour prendre le pouvoir, et quelles sont les fragilités de la 2e Yougoslavie – le régime titiste de 1945 à 1991 – , permet de mieux cerner les origines des conflits récents, en évitant de tomber dans le piège de l’instrumentalisation de l’histoire et des mémoires opérée par les nationalistes de tous bords et ceux qui relaient leur point de vue sans distance critique en Occident.

Pour une historiographie nouvelle de la question

Dans son avant-propos (pp. VII-X), Pavlowitch précise le champ historiographique dans lequel il s’inscrit. L’histoire de la Seconde Guerre mondiale en Yougoslavie a pendant longtemps été la chasse gardée du régime titiste, qui a occulté la terrible guerre civile permettant aux communistes d’arriver au pouvoir en 1945, et présenté les partisans de Tito comme des membres importants de la coalition antifasciste mondiale. Cette version officielle a été relayée durablement par les Occidentaux, en particulier les anciens agents de liaison britanniques auprès des résistants communistes, qui ont soutenu le mouvement de Tito pendant la guerre et après la rupture entre Belgrade et Moscou en 1948. Elle est progressivement remise en cause lorsque les titistes perdent le contrôle de la mémoire dans les années 1970, et surtout lors de la désintégration de la fédération yougoslave à partir des années 1980. Avec des points positifs : ainsi, les travaux de deux historiens, l’un serbe, l’autre croate, permettent de réviser le nombre de victimes yougoslaves en 1941-45 à 1 million, contre 1,7 million auparavant. Et des travers : certains présentent les mouvements anticommunistes comme des victimes d’un communisme anti-serbe – thèse des nationalistes serbes – ou anti-croate – thèse des nationalistes croates – , d’autres réhabilitent un titisme idéalisé. Pavlowitch admet que tout récit historique est une interprétation, mais affirme qu’une histoire dépassionnée, évitant les écueils d’un révisionnisme excessif, est possible et nécessaire.

L’ouvrage suit un plan chronologique en 5 parties.

La première (pp. 1-20) analyse la fin du royaume de Yougoslavie d’août 1939 à avril 1941. Le jeune Etat est fragilisé depuis sa naissance en 1918 par deux facteurs, l’un externe, l’autre interne, qui vont contribuer à sa disparition : l’hostilité de la plupart des pays voisins qui revendiquent une partie du territoire – l’Italie, l’Autriche, l’Allemagne, la Hongrie, la Bulgarie, la Grèce et l’Albanie ; l’opposition de nationalités sud-slaves – les Croates et les Macédoniens principalement – à la domination des Serbes. Les puissances victorieuses de la Première Guerre mondiale et la Société des Nations se révélant incapables de garantir la souveraineté et l’intégrité du royaume, les dirigeants yougoslaves se rapprochent progressivement des Italiens et des Allemands dans les années 1930, concèdent l’autonomie aux Croates, frustrant ainsi les autres nationalités, et finissent par succomber aux pressions d’Hitler en adhérant le 25 mars 1941 au Pacte tripartite signé entre Berlin, Rome et Tokyo en septembre 1940. Cette reconnaissance de « la direction de l’Allemagne et de l’Italie dans la création d’un Ordre nouveau en Europe » est rejetée par une grande partie de l’opinion publique, et provoque un coup d’Etat dirigé par des officiers serbes deux jours plus tard. L’auteur insiste sur le caractère spontané de la réaction populaire, contredisant la version titiste d’une mobilisation animée par le Parti communiste yougoslave (KPJ), dont la direction suit en réalité fidèlement la ligne de dénonciation de la « guerre impérialiste » imposée par Staline suite au Pacte germano-soviétique. Hitler décide alors de châtier le pays, qui capitule le 17 avril après 12 jours de combat.

Démembrement de la Yougoslavie

La deuxième (pp. 21-89) décrit minutieusement le démembrement de la Yougoslavie et le « nouveau désordre d’Hitler » qui en résulte en 1941. En Croatie et en Bosnie-Herzégovine, les collaborationnistes oustachis d’Ante Pavelic – très peu nombreux, mais favorisés par l’attentisme de Vladko Macek, le dirigeant du principal parti, le Parti paysan croate (HSS) – créent un « Etat indépendant » (NDH) qui terrorise les populations serbes, juives et roms avec une brutalité inouïe, menaçant le condominium germano-italien, au point de mener cette zone au chaos : une guerre civile éclate entre Croates, Serbes et musulmans ; les atrocités oustachies – massacres, déportations, conversions forcées au catholicisme – renforcent le sentiment yougoslave de populations jadis rétives et l’influence des résistants communistes – les partisans – , alors que des monarchistes serbes – les tchetniks – passent des accords avec des Italiens qui se proclament les protecteurs des orthodoxes. En Serbie, les Allemands cherchent à contrôler les ressources du sous-sol et les voies de communication stratégiques – le Danube, les vallées vers la Grèce – en s’appuyant sur les Hongrois au Nord – en Voïvodine – les Bulgares et les Albanais au Sud – en Macédoine et au Kosovo – , et sur les dirigeants serbes qui acceptent de collaborer : le général Milan Nedic qui dirige un gouvernement fantoche, le fasciste Dimitrije Ljotic, et le chef tchetnik Kosta Pecanac. Les résistants sont divisés en deux camps qui s’opposent sur la stratégie à suivre et finissent par s’affronter : les tchetniks de Draza Mihailovic défendent la monarchie serbe – le jeune roi Pierre II est parti en exil en Angleterre – , refusent de s’engager dans de grandes opérations contre l’occupant avant l’arrivée des Alliés par peur des représailles, et passent des accords avec Nedic ; les partisans de Tito espèrent prendre rapidement le pouvoir avec le soutien des Soviétiques et prônent une insurrection généralisée.

Affaiblissement de la Résistance

L’auteur souligne que Mihailovic et Tito sont affaiblis à la fin de l’année : le premier, dont les faits de résistance sont exagérés par Londres, n’a qu’une autorité virtuelle sur les chefs locaux et manque d’armes ; le second est obligé de quitter la Serbie sous la pression d’une offensive allemande et à cause de l’hostilité des paysans à son mouvement. Au Monténégro, la volonté de Mussolini de créer un Etat satellite provoque une insurrection populaire, mais les Italiens parviennent à reprendre le contrôle de la majeure partie du territoire grâce à la complicité des tchetniks, qui marginalisent progressivement les communistes. En Slovénie, les Allemands annexent la partie septentrionale la plus peuplée et mène une politique brutale de germanisation, alors que les Italiens sont plus souples au Sud, ce qui permet aux communistes de créer un Front de libération avec les socialistes chrétiens et les libéraux de gauche.

Insurrection

La troisième (pp. 91-150) présente les difficultés des insurgés espérant une aide alliée qui n’arrive pas en 1942. Mihailovic menacé par les Allemands est obligé de passer au Monténégro, où il approuve la liquidation des partisans mais émet des réserves sur la collaboration avec les Italiens. Tito profite de la mauvaise coordination entre les Allemands, les Italiens, les oustachis et les tchetniks pour opérer une « longue marche » de la Bosnie orientale (Foca) à la Bosnie occidentale (Bihac) où le mouvement des partisans rallie des jeunes Croates et musulmans hostiles au régime de Pavelic qui ne provoque que ruine et terreur – l’armée de Tito compte au mieux 45 000 hommes fin 1942, et non près de 150 000 comme le prétendront les titistes après 1945. Réfugié dans une zone pas stratégique pour les Allemands et ignoré par Mihailovic qui pense que les partisans ont disparu, Tito créé un Conseil antifasciste de libération nationale (AVNOJ) pour rallier les patriotes non communistes et défier le gouvernement en exil à Londres. Alors que les non-communistes sont divisés et dispersés, il parvient à créer un mouvement fédérant la majeure partie des nationalités yougoslaves, et à profiter du tournant géopolitique en faveur des Alliés. Il utilise ceux-ci pour montrer la résistance active des partisans et dénoncer la collaboration des tchetniks avec les occupants.

La victoire annoncée de Tito

La quatrième (pp. 151-213) cerne l’évolution du conflit en 1943 qui profite à Tito : il exploite de nouveau des divergences de ses adversaires pour échapper à deux tentatives d’anéantissement en janvier en Bosnie occidentale et en mai au Monténégro, tandis que Mihailovic exprime publiquement son amertume vis à vis des Britanniques qui ne le soutiennent pas assez selon lui. Les arbitrages entre Alliés occidentaux sont déterminants : les Américains obtiennent que la priorité soit donnée à la préparation du débarquement en Normandie, et le projet britannique de débarquement sur l’Adriatique est écarté. Churchill décide alors d’intensifier son aide aux résistants yougoslaves pour soulager le front de l’Est, mais cette aide est conditionnée à la fin de la collaboration avec les Italiens et à la multiplication des actions contre l’occupant, ce qui pénalise les tchetniks. La capitulation italienne en septembre renforce les partisans : ils récupèrent une grande partie de l’équipement militaire, et les volontaires affluent, en particulier dans le NDH. Les rapports des officiers de liaison britanniques étant favorables aux partisans – ils sont basés sur des informations données par les communistes eux mêmes – , Churchill soutient Tito à la Conférence de Téhéran en novembre, alors que Staline craignait le contraire. Tito convoque en Bosnie centrale (Jajce) une 2e session de l’AVNOJ qui jette les bases d’une nouvelle Yougoslavie fédérale et dominée par les communistes.
La cinquième (pp.215-269) analyse les étapes de la prise du pouvoir par le KPJ en 1944-1945. La Serbie redevient la préoccupation centrale de Tito : il est capital d’y éliminer Mihailovic encore très influent avant l’arrivée de l’Armée rouge et un débarquement britannique toujours redouté. Mais deux offensives allemandes diffèrent la reconquête de la Serbie et obligent Tito à se réfugier en Bosnie occidentale (Drvar) puis sur l’île de Vis sur la côte dalmate durant l’été 1944. Alors que les partisans venus du Monténégro et de Bosnie orientale parviennent à entrer en Serbie, Tito part à Moscou pour coordonner les opérations futures avec l’Armée rouge, qui permettent de prendre Belgrade le 20 octobre ; le mythe titiste selon lequel les partisans ont libéré seuls leur pays est donc partiellement inexact. Mais la guerre est loin d’être finie : les Allemands créent une nouvelle ligne de défense de la frontière hongroise à l’Adriatique pour faciliter la retraite des unités de Grèce qui ne peuvent plus passer par Belgrade. Soucieux de préserver les intérêts britanniques dans les Balkans, Churchill obtient à Yalta le soutien de Staline pour faire pression sur Tito afin qu’il accepte d’intégrer des ministres non-communistes dans le gouvernement provisoire. En avril, le front cède ; les unités des partisans commandées par 4 anciens d’Espagne repoussent les Allemands et leurs alliés jusqu’à la frontière autrichienne et italienne. Les Britanniques livrent les réfugiés anticommunistes aux partisans, qui en massacrent une grande partie à Bleiburg (60 000 environ) et Kocevski Rog. (25 000) Les communistes utilisent la terreur et l’intimidation pour remporter les élections en novembre 1945 et abolir la monarchie.
Dans la conclusion (pp. 271-282), l’auteur admet que le mouvement tchetnik a été un « désastre », mais souligne que la « 2e Yougoslavie » a aussi connu un « échec lamentable » en 1991, en partie parce que Tito a occulté les complexités du second conflit mondial.

Utilisation pédagogique possible

Le récit très synthétique, articulant remarquablement contexte global, national et local, sans doute difficile à suivre pour le béotien, est utilement étayé par quelques cartes et illustrations inédites, la liste des principaux protagonistes, une chronologie assez détaillée, une bibliographie actualisée et un précieux index. Espérons qu’il trouve rapidement un éditeur en France. Le lecteur pourra y préciser ses connaissances et, avec les très nombreux documents publiés par André Sidoti en 2004 dans son ouvrage Partisans et tchetniks en Yougoslavie durant la Seconde Guerre mondiale. Idéologie et mythogénèse aux éditions du CNRS (compte rendu sur le site : http://www.clionautes.org/?p=557 ), et par Renéo Lukic en 2003 dans L’agonie yougoslave (1986-2003). Les Etats-Unis et l’Europe face aux guerres balkaniques aux Presses de l’Université Laval ( http://www.clionautes.org/?p=575 ), l’enseignant pourra monter une étude de cas utilisable en classe de première dans le cadre des questions « guerres, démocraties et totalitarismes » en histoire et « le morcellement en Etats et les grands ensembles géopolitiques européens » en géographie.

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