Publiée aux éditions du Bord de l’eau, cette impressionnante monographie de Philip Nord (professeur émérite d’histoire moderne et contemporaine à l’université de Princeton) retrace la mémoire de la déportation en France de 1945 à 1995. Richement illustré et accessible, cet ouvrage offre aux enseignants l’occasion de porter un regard nouveau sur l’historiographie relative à cette question. Philip Nord combine, en effet, deux approches. Il mêle histoire politique et histoire culturelle afin d’analyser la manière « dont la France s’est souvenue de la Déportation, et dont elle l’a commémorée » (p.11). Il soutient ainsi que la parole juive s’est élevée très tôt et évoque, notamment, la fondation du Centre de documentation juive contemporaine (CDJC) dès 1943, la création de son fonds d’archives ainsi que sa supervision de la construction du Tombeau du martyr juif inconnu, inauguré en 1956 (p.13 et 200-239).

Cette monographie s’organise en deux parties.

Dans la première, intitulée « Héros et martyrs »

Philip Nord analyse précisément les éléments qui ont prédominé sur la voix juive : les récits communistes d’abord, puis les récits gaullistes. Il présente, à ce titre, une importante analyse du rôle du Parti communiste dans la mémoire de la Déportation (dans le contexte de l’après-guerre comme dans celui de la Guerre froide). Il explore et documente l’histoire de la réalisation de Nuit et Brouillard d’Alain ResnaisNuit et brouillard fut interdit au Festival de Cannes en 1955 sous le prétexte de la réconciliation franco-allemande. ou encore de la construction du monument du Struthof. Il analyse également les œuvres de Charlotte Delbo et développe ensuite son propos sur « la notion de christianisation de l’Holocauste » en expliquant que « les juifs ne restèrent pas inactifs pendant que les catholiques débattaient entre eux. Ils prirent part aux discussions, contribuant au déploiement d’un échange productif dont l’objet était moins l’appropriation que la recherche d’une compréhension mutuelle » (p.158). Philip Nord revient ainsi sur la construction du Mémorial des Martyrs de la Déportation (richement illustrée) mais aussi sur l’impact de la parution du Journal d’Anne Frank ou de la représentation de la pièce de Rolf Hochhutth Le Vicaire. Il termine cette première partie en analysant le rôle du CDJC et en expliquant que « la voix juive ne fut pas réduite au silence, mais (qu’elle) fut difficile à entendre dans la clameur qu’entretenaient les mythes gaullistes » (p.239)Sur ce thème du silence voir Le Mythe du grand silence – Auschwitz, les Français, la mémoire de François Azouvi, Fayard, 2012.

Dans la seconde partie, intitulée « Shoah »

Il analyse le rôle du dialogue judéo-chrétien réalisé par des artistes tels que Marc Chagall ou Léon Poliakov, par certains éditeurs mais aussi par des écrivains comme François Mauriac. La parution des ouvrages d’Elie Wiesel, d’André Schwarz-Bart ou de l’historien Saul Friedländer qui « traitaient l’assassinat des juifs d’Europe non comme une simple composante, mais comme le cœur même de l’histoire de la déportation » (p.472) a permis de sensibiliser un public plus large à la Shoah. Ce dialogue interconfessionnel « se déroula également sur le terrain conflictuel des controverses et des affrontements institutionnels » (p.323). L’auteur revient ainsi sur Jules Isaac ou encore sur l’affaire Finaly rappelant ainsi que cette dernière a ouvert la voie à Nostra Aetate, la déclaration de Vatican II sur les relations judéo-chrétiennes. Philip Nord analyse également les ouvrages d’Anna Langfus et de Piotr Rawicz ainsi que le documentaire de Frédéric Rossif. Il interroge ensuite la notion complexe de génération ainsi que les évènements de mai 1968 à un moment où le récit gaulliste de la Résistance et de la Déportation éclipsait tous les autres. Il revient sur ceux qui ont attaqué ce récit comme Marcel Ophuls par le biais du cinéma ou les époux Klarsfeld par leur travail d’archivage et leurs actions militantes. Analysant l’histoire du mémorial de Drancy et celui du Vel’ d’hiv’, il explique que le paysage mémoriel français s’est progressivement modifié en intégrant de nouveaux sites. Enfin, il revient sur les débats provoqués par Shoah de Claude Lanzmann ou par la diffusion de la mini-série Holocauste réalisée par Martin Chomsky.

Il conclut son ouvrage ainsi : « La tragédie de la déportation a marqué la vie publique française au lendemain de la guerre et conserve une présence spectrale aujourd’hui encore. Elle a façonné la conscience publique, a suscité des débats et a été commémorée avec un génie créatif inégalé, léguant à la France et au monde entier un ensemble d’œuvres tour à tour poignantes et inquiétantes, pleines d’humanité et stimulantes. Ce que la déportation a à nous dire sur nous-mêmes n’a rien perdu de sa sinistre urgence » (p.488).

Cette monographie très riche et très bien documentée (grâce à de nombreuses photographies et illustrations) offre donc un regard nouveau sur la question de la mémoire de la Déportation. Le seul bémol, s’il en est un, reste l’absence d’une bibliographie permettant d’approfondir encore la question. Le lexique est, quant à lui, très riche et permet de facilement se repérer dans l’ouvrage.