Thierry Marchand, diplômé de l’EHESS, est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la Seconde Guerre mondiale, plus particulièrement sur la Résistance en Normandie. Nous rendons compte ici de son dernier ouvrage qui entre dans le champ assez récent des recherches historiques sur les pionniers de la Résistance. « Se pencher sur la phase initiale de la désobéissance en zone occupée, c’était s’aventurer sur un terrain en friche, presque un angle mort, aborder en tout cas un continent largement méconnu », écrit Julien Blanc, historien du « réseau » du Musée de l’Homme, dans un article sur la genèse de ces recherches.

Une contribution à la recherche historique sur la Résistance pionnière

Thierry Marchand s’intéresse ici, (et de fait leur rend aussi hommage) à de jeunes femmes et hommes, pour beaucoup étudiants, recrutés dès l’automne 1940 par des professionnels du renseignement, dans un réseau de renseignement reconstitué au sein de l’armée de Vichy, le SR Air 40, lourdement frappé par la répression. Son étude s’appuie sur une analyse exhaustive des sources disponibles dans les Archives départementales, les Archives nationales, le Service historique de la Défense à Vincennes et à Caen (dossiers individuels d’homologation des résistants et dossiers des réseaux), les archives allemandes aux Archives nationales, les archives privées qui lui ont été confiées par les familles, contenant en particulier des correspondances des résistantes et résistants emprisonnés, condamnés,  et pour plusieurs d’entre eux en attente de leur exécution. C’est le travail d’un chercheur rigoureux qui croise les sources, établit les faits, souligne les incertitudes, contextualise et cherche des éléments de comparaison aux cas qu’il étudie. C’est un travail qui aurait sans doute gagné en lisibilité s’il avait été moins sensible à l’exposé de tous les détails, de présentation plus synthétique et moins redondante sur certains points, moins strictement chronologique et individualisé dans l’exposé des situations. Par la richesse des informations qu’il fournit, des documents qu’il cite (extraits des mémoires, carnets et lettres de résistantes et résistants) et des sources qu’il expose, il est une importante contribution à la recherche historique sur la résistance pionnière au sein des réseaux de renseignement de l’Armée.

La structure de l’ouvrage

L’étude de Thierry Marchand porte sur le démantèlement de deux organisations locales du SR Air : l’affaire Desserée (février-août 1941) et l’affaire Esparre-Jeanne (novembre 1942-mai 1943). Ce sont deux affaires où une trahison ou une infiltration du réseau conduit à des arrestations en cascade, à un procès devant un tribunal allemand et à des condamnations. La première de ces affaires occupe les deux tiers de l’ouvrage du chapitre 2, « Des arrestations en cascade », au chapitre 6, « Le temps de la Libération, des homologations et des révélations ». L’affaire Esparre-Jeanne est traitée plus brièvement, dans les chapitres 7 à 9. Une troisième partie d’une trentaine de page traite de questions transversales : l’engagement, le profil des résistants, la place du scoutisme auquel plusieurs résistants appartenaient. Une trentaine de notices biographiques, l’inventaire des sources, une bibliographie et de nombreuses photographies en noir et blanc viennent compléter l’étude.

Le service de renseignement de l’armée de l’Air devient le réseau SR Air

Une des conditions de l’armistice signé le 22 juin 1940 impose le désarmement de la France. L’armée française est réduite à 100 000 hommes. Au sein de cette armée de l’armistice, des initiatives se font jour qui visent à maintenir une activité clandestine de résistance à l’occupant avec lequel le maréchal Pétain a choisi de collaborer. Ces initiatives sont prises par des officiers patriotes qui refusent le caractère définitif de la défaite et la politique de collaboration. Ils entendent poursuivre dans la clandestinité une activité qui permette de combattre l’occupant. Dans cet objectif, des réseaux de renseignement sont créés, qui deviennent de fait des réseaux de résistance, au sein de l’appareil d’État vichyste, du moins dans un premier temps. Le colonel Rivet commande en juin 1940 les Services spéciaux de la défense nationale, renseignement et contre-espionnage. « La lutte continue quoiqu’il advienne » affirme-t-il en réorganisant ses services de manière à ce que leur activité prélude « à la rentrée ultérieure de la France dans la guerre ». Le renseignement sera envoyé, d’une part aux états-majors britannique et américain (les États-Unis ne sont pas encore en guerre), d’autre part au Deuxième Bureau de l’état-major de l’armée française. Dès juillet 1940 deux organismes sont donc reconstitués clandestinement : un service de renseignement (SR) dirigé à Vichy par le commandant Perruche qui a pour mission de recueillir des renseignements ; un service de contre-espionnage dirigé à Marseille par Paillole et camouflé dans un organisme travaillant pour le génie rural.

Parallèlement à cette reconstitution officieuse, le colonel de l’armée de l’air Georges Ronin monte une organisation clandestine qui inclut un réseau d’écoutes radiotélégraphiques, un réseau radiogoniométrique et un réseau d’agents chargés d’espionner les activités aériennes allemandes et italiennes. Des postes régionaux transmettent les renseignements à une centrale qui les transmet aux Anglais (et non aux gaullistes), via la valise diplomatique en Espagne. L’auteur souligne combien le travail des agents de base, qui pour la plupart ne sont pas clandestins, est « ingrat, minutieux et risqué », consistant à « collecter des renseignements dont ils ne connaissent pas forcément la destination et la valeur ». Ils relèvent et dessinent par exemple les écussons des véhicules, ce qui peut sembler bien léger, mais qui permet au SR Air de faire des recoupements et de vérifier les noms des unités stationnant dans un secteur. Le lieutenant Delage, puis le lieutenant Rupied dirigent les secteurs de la Normandie et de la Bretagne. Ils ont deux agents chefs de secteur : Marc Desserée pour la Normandie et Lionel Artois-Nicol pour la Bretagne ; ces derniers recrutent des agents locaux. Leurs missions sont très précises et répondent à des questions posées par la centrale (elles portent sur les avions, les terrains d’aviation, les radars, les défenses anti-aériennes, les travaux etc.).

L’affaire Desserée

Le 27 février 1941, deux agents du SR Air, Marc Desserée et Karl Sundstedt, son radio, sont arrêtés à Paris. Il vient d’avoir 19 ans, est pilote dans l’armée de l’Air et a été recruté par le réseau en octobre 1940.Son chef, Michel Rupied, 32 ans, officier de renseignement dans l’armée de l’Air a recruté également Lionel Artois-Nicol, 20 ans, élève pilote, responsable du secteur Bretagne. Ils échappent tous deux de justesse à l’arrestation ; Artois-Nicol est exfiltré en Afrique du Nord. Dans les jours et semaines qui suivent la police allemande procède à une série d’arrestations, au Havre, à Paris, à Lisieux. Au total, les Allemands arrêtent 17 personnes dans cette affaire, dont une jeune femme (elle a 26 ans), Louise Molitor.

Lors des interrogatoires, Marc Desserée ne livre aucun nom et garde le secret sur l’organisation de Michel Rupied. Les résistants sont emprisonnés à Caen, puis à la prison du Cherche-Midi et enfin à celle de Fresnes. L’auteur décrit les conditions de détention en s’appuyant sur les correspondances des prisonniers. Il détaille aussi les interventions de certaines familles pour faire libérer les leurs, auprès de diverses autorités vichystes.

Le procès de « l’affaire Desserée », comme la nomme les Allemands, débute le 28 juillet 1941 et se déroule jusqu’au 13 août à côté de l’hôtel Crillon, dans les locaux de l’Automobile Club de France, place de la Concorde. Il a lieu à huis clos ; trois juges composent la Cour : le président, deux assesseurs et un accusateur. Le président est le juge Wöhrmann, juriste, membre du parti nazi, connu pour son zèle à défendre l’Etat national-socialiste (ce qui ne l’empêchera pas de poursuivre sa carrière et de prendre tranquillement sa retraite en 1962). Il prononce le verdict le 13 août 1941 : sept jeunes sont condamnés à mort, six autres vont en prison, dont trois pour de courtes peines à effectuer en France, quatre inculpés sont acquittés mais en liberté provisoire. Les familles des condamnés à mort sollicitent l’intercession de la Délégation française pour les territoires occupés (DGTO), dirigée par le collaborationniste Fernand de Brinon. La DGTO sollicite l’intervention de la Commission allemande d’armistice.

Le 5 novembre  1941, Marc Desserée et Karl Sundstedt qui avait été arrêtés avec lui, sont fusillés au Mont-Valérien. Pour les cinq autres condamnés à mort, l’application de la peine est « suspendue ». Ils peuvent être fusillés à tout moment et doivent désormais vivre avec cette menace permanente. Deux d’entre eux, Jacques David et Jean-Pierre David, vingt et vingt-deux ans, sont transférés en Allemagne où ils sont emprisonnés, les cinq autres restent encore à Fresnes quelques mois. L’auteur suit avec précision le parcours de chacun : déportation, emprisonnement en Allemagne puis libération avant l’échéance de la peine, maintien en prison allemande jusqu’à la fin de la guerre.

Après la Libération, le SR Air 40 est homologué parmi les réseaux des Forces françaises combattantes pour une période d’activité entre le 1er septembre 1940 et le 30 novembre 1942. Le réseau a compté 267 membres. Les auditions des survivants et les archives allemandes permirent d’expliquer le démantèlement du réseau par son infiltration par des agents de l’Abwehr.

L’affaire Esparre-Jeanne

Louis Esparre, ingénieur des Ponts et Chaussées né en 1913, est responsable du secteur de Caen du SR Air. Robert Jeanne, instituteur était son adjoint. Comme dans l’affaire Desserée, le réseau tombe à la suite de la dénonciation d’un agent double, Français infiltré par l’Abwehr. En un mois, les Allemands arrêtent neuf résistants, dont trois femmes. Ils sont tous emprisonnés à Fresnes où se déroule leur procès devant un tribunal militaire allemand du 1er au 11 mai 1943. Le président est un nazi de la première heure, qui lui aussi reprendra ses activités universitaires après la guerre. A l’issue du jugement, six personnes sont condamnées à mort pour espionnage, deux autres à des peines de cinq et six ans de travaux forcés pour complicité d’espionnage, le dernier agent, accusé de non-dénonciation d’espionnage est condamné à deux ans et demi de prison.

Le bilan de cette affaire est très lourd. Le 28 mai 1943, les Allemands fusillent Louis Esparre, Robert Jeanne et Pierre Doucet son beau-frère, au Mont-Valérien. Henri Brunet est fusillé au stand de tir de Balard, le 20 septembre 1943. Quatre autres résistants du groupe sont emprisonnés en Allemagne puis déportés dans des camps de concentration, dont trois femmes (Paulette Duhalde n’en reviendra pas).

Le réseau et ses agents

Les activités de ces deux groupes de résistants sont concomitantes et complémentaires géographiquement. Le sous réseau Esparre couvre la région de Flers, Caen et Houlgate tandis que le sous réseau Desserée couvre les secteurs de Cherbourg, Rouen et Le Havre, l’axe Lisieux-Trouville et l’Eure. En dehors du découpage géographique théorique en deux secteurs, Normandie et Bretagne, et de la spécialisation des agents sur certaines villes, le réseau ne semble pas très structuré ou cloisonné.

Sur les 26 personnes jugées par les Allemands dans ces deux affaires, on dénombre seulement cinq femmes. Cette proportion est un peu supérieure à celle relevée par des études portant sur le Calvados et la Manche. L’âge moyen est de 25 et 30 ans ; dans le groupe Desserée la moitié à tout juste 20 ans et 60% sont étudiants. Quand ils ont un emploi, ils ne sont ni paysans, ni ouvriers. On observe ici un recrutement « fonctionnaliste » : ils ont été recrutés pour leurs compétences et pour les opportunités qu’ils fournissaient à la recherche de renseignements. Dans le groupe Esparre, presque tous les hommes sont d’anciens officiers de réserve. Beaucoup parlent l’allemand. La plupart sont mobiles et circulent pour leurs activités professionnelles autour de chez eux ou entre la province et Paris. « En synthèse, le SR Air a une base relativement homogène, de tradition militaire, avec des membres proches de la bourgeoisie catholique et conservatrice, sélectionnés pour leur profond patriotisme, leurs connaissances de l’aviation et leur capacité à collecter et transmettre des plans ou des renseignements. »

Dans les deux cas, les Allemands saisissent des documents chez les agents arrêtés, qui participent à la facilité avec laquelle ils enchaînent les arrestations. Ces jeunes gens patriotes enthousiastes ne sont pas armés pour lutter contre des polices allemandes professionnelles, disposant de surcroît de Français infiltrés. Polices allemandes qui ont démantelé plusieurs réseaux en France fin 1940 et début 1941. Etudiant les homologations des agents de ce réseau à la Libération, Thierry Marchand observe qu’une différence s’établit entre les militaires, professionnels des services de renseignement et ceux qu’il appelle « les novices du renseignement ». Outre qu’ils ne seront pas homologués au sein des mêmes réseaux, ces derniers sont « les grands absents du Panthéon des pionniers de la Résistance. Engagés très tôt, dès 1940, jugés à huis clos, éloignés plusieurs années dans les prisons germaniques, ils traversent la guerre seuls, sans témoins de leur histoire secrète. Inconnus, coupés ou volontairement ignorés de leurs chefs du SR Air réfugiés de l’autre côté de la ligne de démarcation, puis en Algérie, ces jeunes sortent des écrans radars dès la fin de l’année 1941. »

© Joël Drogland pour les Clionautes