Autant le dire d’emblée, l’ouvrage de Sylvain Kahn n’est pas un livre de plus sur l’Union Européenne. C’est un essai stimulant, servi par la plume alerte d’un normalien, européen résolument optimiste, convaincu et convaincant. Agrégé d’histoire, enseignant à Sciences Po et Stanford-Paris, producteur de l’émission de géographie, « Planète Terre » sur France Culture, Sylvain Kahn donne tout son sens à une notion souvent galvaudée dans les manuels, celle de géopolitique.

En 128 pages (objectif de la collection homonyme chez Armand Colin) et en 4 parties (I/ Une géopolitique partagée, mutualiser les indépendances nationales ; II/ Une construction européenne, trois projets, deux puissances déchues ? ; III/ La dynamique des élargissements : fuite en avant ou projet kantien ? ; IV/ Le monde dans les yeux de l’UE), il démontre précisément « comment et de quelles façons la construction européenne est un projet […] résultant de représentations politiques, territoriales et culturelles hétéronomes, tantôt conflictuelles, tantôt pacifiées » (p.5). Il rappelle ce que nous devrions tous savoir mais qu’à force de simplifications, nous finissons par rendre un peu caricatural. La construction européenne n’est pas qu’une succession de traités mais « la résultante d’objectifs et d’actes de politique étrangère menés par des Etats souverains » (p.9). La création de la CECA s’inscrit dans une longue tradition de traités internationaux et se veut notamment l’anti-traité de Versailles. Etre européen après-guerre, ce n’est pas seulement vouloir pacifier le continent , c’est aussi vouloir mutualiser les intérêts nationaux pour les garantir et les accroître, à l’exclusion des compétences régaliennes dans les quarante premières années, jusqu’à la rupture introduite par le traité de Maastricht (abandon d’un symbole de souveraineté avec la monnaie commune).

Dans la deuxième partie, S. Kahn rappelle qu’il y autant de projets géopolitiques que d’Etats-membres tout en s’attachant aux trois forces dynamiques ou trois « moments » de l’UE. L’impulsion initiale française lui donne une forte identité à la fois universaliste (héritage des Lumières) dans ses valeurs et agricole dans sa politique, avant que le contexte de la fin des années 80 et des années 90 (chute du mur de Berlin, départ de M.Thatcher …) ne permette l’émergence de la conception allemande. L’auteur démonte les fantasmes autour de la place et du rôle de l’Allemagne : ce pays fondateur reste résolument tourné vers l’Ouest et éloigné de toute tentation de puissance, même s’il veut désormais peser de tout son poids sur les orientations européennes. Il a d’ailleurs acquis de fait le statut de moteur actuel de la construction européenne grâce, notamment, à la normalisation de son rôle international. Les étapes de sa démonstration écartent aussi la géopolitique « à l’anglaise », d’une Europe uniquement attachée aux libertés politiques, atlantiste et cherchant à éviter l’émergence d’une puissance dominante sur le continent. Il nuance toutefois l’image d’une conception britannique libérale et uniquement tournée vers la construction d’un grand marché sans projet politique. Si tentation il y eut, l’échec du blairisme a sonné le glas d’un éventuel leadership anglais sur l’UE.

En prenant l’exemple des élargissements, S. Kahn défend sa thèse : la construction européenne est un projet géopolitique kantien, en ce sens que Kant, dans Vers la paix perpétuelle , pose le principe d’une société de nations libres, d’une alliance de paix ne visant pas la puissance politique mais la liberté. C’est à travers ce prisme qu’il analyse les élargissements successifs « consubstantiels » à l’idéal européen. L’UE introduit une rupture majeure dans l’approche des relations internationales : en place des rapports de force et de domination, elle se construit sur le droit et les solidarités. La chronologie des élargissements propose également un découpage géographique plus stimulant que la lecture classique (noyau initial de l’Europe urbaine, marchande et industrielle ; élargissement au Sud méditerranéen, agricole et libéré des dictatures fascisantes ; les années 90 marqués par l’entrée des marches sociales-démocrates, peu densément peuplées, riches et neutres etc.). Dans un chapitre passionnant réservé à la Turquie, il s’interroge pour savoir si « l’Europe s’assume comme projet politique sans frontière » (p.89). Selon lui, le débat sur l’entrée de la Turquie amène à définir l’essence même de la construction européenne. Foncièrement acquis à cet élargissement, l’auteur argumente de manière convaincante pour conclure : « si par une ruse de la raison européenne, c’est un gouvernement islamiste qui a amené à mettre la Turquie sur les rails de l’Etat de droit, de la démocratisation et de la prospérité économique, on pourrait plutôt y voir un indice supplémentaire de la prodigieuse force du projet européen et de son pouvoir de transformation géopolitique […]” (p. 92). Cette partie se clôt sur la finalité du projet européen, en opposant en particulier tenants de Kant et partisans de Huntington.
Les institutions n’y sont pas abordées pour elles-mêmes, comme c’est souvent le cas, mais analysées à travers la problématique du nombre, de la dynamique du système communautaire et de ses modalités (fédéralisme, intergouvernementalisme). Pour S. Kahn, l’UE ne peut pas se contenter de copier des modèles existants mais doit construire une association d’Etats-nations unique en son genre.
Enfin, dans le dernier chapitre, il développe l’idée selon laquelle divergences et dysfonctionnements européens sont à relativiser dès lors qu’on change d’échelle de lecture. L’Europe est un pôle, un modèle dont l’influence est grandissante dans le monde. Dans un chiasme habile, il s’interroge sur « l’UE, puissance alternative ? », à travers le cas de la PECS et l’exemple de la Bosnie, puis sur « L’UE, alternative à la puissance ? » (relations avec l’espace mondial, relations post-coloniales, transatlantiques et avec l’OTAN) pour conclure dans un chapitre distinct sur les « frottements » entre l’UE et la Russie, aux projets politiques concurrents.

Pour conclure, l’UE « n’est donc pas tant l’instrument d’un dépassement de l’Etat que celui de la mutation des valeurs politiques et idéologiques dont il a été le vecteur depuis la Renaissance […] Ce processus d’approfondissement continu de cette mutualisation de souveraineté est unique dans l’histoire des Etats et des relations internationales» (p. 125).

Au total, mis à part quelques coquilles, des documents d’un intérêt limité (deux cartes et un tableau) et une bibliographie très « sciencespo-centrée », ce petit manuel stimule la réflexion et décrasse nos connaissances. A mettre d’urgence entre toutes les mains !

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