Autant le dire d’emblée, on est partagé devant le film, tant les aspects positifs sont contrebalancés par des défauts. Il y a d’abord le travail de documentation des documents, souvent peu connus de ce côté de l’Atlantique. Que ce soient les photographies de Jacob Riis, qui s’est intéressé à montrer l’envers de la puissance américaine émergente avant 1914. On voit aussi d’autres photographies, réalisés par Lewis Wickes Hines, dont on aurait bien voulu savoir tout de suite qui en était l’auteur et surtout pourquoi il les avait faites, à savoir dans le cadre d’une campagne visant à dénoncer l’exploitation des enfants au travail, et à faire évoluer la législation américaine sur ce sujet.
On a également des rapprochements faits avec l’Europe. C’est heureux quand il s’agit de montrer que l’organisation des salariés en grève à Lawrence (1912) présente des similarités avec le mouvement qui a affecté le Tarn (le bassin textile de Mazamet et Graulhet) en 1909. Mais on ne voit pas bien ce qu’apporte les digressions sur la guerre menée en Europe entre 1914 et 1918, que ce soit la convocation des figures telles que Bertrand Russell et Rosa Luxemburg, ou les fusillés français (avec l’inévitable condamné, en noir, à genoux devant le peloton qui s’apprête à le tuer). À ce propos, le complément au DVD (un entretien avec Jacques Pauwels) fait se rencontrer ces fusillés (exclusivement français) avec l’image (très connue) de nombreux cadavres tapissant le fond d’une tranchée, ce qui est très douteux comme procédé. Dans la partie principale, on entend D. Mermet annoncer la production d’images « récemment découvertes », à savoir le film tourné un certain Jean Cordey, sur lesquelles des soldats entassent des morts sur le plateau d’un chariot, après des combats à Bois-le-Prêtre (1915)Visionable sur le site du Centenaire : http://centenaire.org/fr/tresors-darchives/fonds-publics/bibliotheques/le-temoignage-dun-cineaste-amateur-les-combats-de-bois. Or, ce film a été utilisé par Jean Aurel dans 14-18, sorti en… 1964, et récompensé par un Oscar en 1965 comme meilleur long-métrage documentaire. Cela fait douter que la documentation ait été vérifiée avec tout le sérieux que cela exige.
Enfin (mais cela pourra être apprécié par les anciens auditeurs de Là-Bas comme étant l’un des charmes du film), on s’interroge sur la pertinence d’un propos parfois trop peu nuancé, qui englobe trop souvent l’ensemble du salariat sans la moindre distinction (il n’y avait vraiment aucun « jaune » dans les grèves ?). Le spectateur est-il incapable à ce point de ne pouvoir comprendre les choses sans qu’on lui dise ce qu’il doit en penser ? Pourtant, l’entretien avec Jim Beauchesne, descendant de Québécois, est d’autant plus intéressant, que celui-ci dit que son grand-père n’a pas participé aux mouvements sociaux de Lawrence : on aurait aimé davantage de contrepoints de ce genre.
Enfin, on ne sait pas vraiment quel est l’objectif du film. S’agit-il d’un portrait d’Howard Zinn ? Le personnage y apparaît en effet sous l’angle de l’historien qu’il a été (il a dirigé le département d’histoire et de sciences sociales du Spelman College, à Atlanta, de 1956 à 1963, puis il a enseigné ensuite dans le département de science politique de Boston) mais aussi du militant, qu’on évoque par des photos et par son approche de la société américaine et de son histoire. Il méritait un film à soi seulCe qui a déjà été fait, avec le film de Deb Ellis et Denis Mueller, You Can’t Be Neutral on a Moving Train, 2004. Ou s’agit-il de rapporter l’histoire sociale des États-Unis, considérée au travers de son œuvre principale (du point de vue de la renommée) ? Dans ce cas, pourquoi s’attarder sur les entrées en guerre du pays ? D’autant plus que les répercussions des conflits sur la population (la plus humble), sont mieux montrées dans l’ouvrage de référence et même dans la bande dessinée Une Histoire populaire de l’empire américainHoward Zinn, Paul Buhle, Mike Konopacki, Une Histoire populaire de l’empire américain, éd. Vertige Graphic, 2009, [rééd. Delcourt->], 2014, 288 p., 19,99 €. En revanche, l’instrumentalisation de la guerre comme moyen d’affaiblir le mouvement social y est bien traitée.
On regrette d’autant les défauts de ce film qu’il est plaisant à regarder et qu’il a des mérites indéniables. Pour ceux qui ne connaissent pas le travail d’Howard Zinn, il pourra constituer une très bonne entrée en matière ; ils pourront également approcher l’histoire des États-Unis, trop méconnue en France, d’autant qu’elle est travestie sous l’image d’un mythe américain dont on peine à en percevoir l’envers. On verra en outre que l’histoire sociale de ce pays a beaucoup à voir avec celle des pays industrialisés à la même époque : les rapports de classes y sont les mêmes, le degré de violence y étant peut-être plus exacerbé en raison d’un patronat plus puissant, quoique le massacre de Fourmies (1er mai 1891) puisse être considéré comme le pendant français de la répression du mouvement du début du mois de mai 1886 à Chicago (au moins quatre tués et deux cents blessés), les revendications étant très proches (la journée de huit heures). Le massacre de LudlowRaconté bien plus tard dans la chanson de Woodie Guthrie, Ludlow Massacre, 1946 (1914) y est d’une autre ampleur : la grève qui affecta notamment la Colorado Fuel and Iron Company (propriété des Rockefeller), s’est soldée par vingt-six morts, dont onze enfants. C’est l’un des mérites du film que de nous éclairer sur ces faits, et d’évoquer également de grandes figures, telles que Joe Hill, « Mother » Jones, Emma Goldman, Eugene Debs et bien d’autres, le syndicat IWW (Industrial Workers of the World, dont les membres sont désignés sous le nom de « wobblies »), etc. De part et d’autre de l’océan, l’industrialisation a eu des conséquences sociales assez proches.