Spécialiste des XVIIe et XVIIIe siècles, célèbre pour ses nombreuses biographies, parmi lesquelles celles de Louis XIV et Louis XVI, l’historien Jean-Christian Petitfils quitte, dans son dernier ouvrage, l’Ancien Régime pour le Nouveau Testament. Sans faire mystère de sa foi (qui transparait dans le livre et qu’il n’a pas cachée dans les nombreuses interviews données à l’occasion de cette parution), il tente « d’esquisser un portrait historique du Christ » (p. 18), par une approche historique « rationnelle – et non rationaliste » (p. 21), qui le pousse par exemple à ne pas « nier l’existence possible des miracles » (p. 19).
Comme J.-C. Petitfils l’a raconté dans de nombreuses émissions, par exemple dans « Les Lundis de l’histoire » (lien vers le podcast de l’émission à la fin de l’article), cet intérêt est ancien. L’ouvrage, destiné au grand public, est le résultat de vingt-sept ans de recherches bibliographiques (la bibliographie proposée à la fin du livre remplit vingt-deux pages). Il arrive après de nombreuses vies de Jésus, si bien qu’on peut se demander quelle peut-être l’utilité d’un tel travail et ce qu’il peut apporter de neuf. J.-C. Petitfils s’en explique dans le prologue, qui retrace l’histoire de l’histoire de Jésus depuis les évangiles (brièvement présentés) jusqu’aux séries de Mordillat et Prieur (qu’il exécute rapidement) et aux dernières recherches archéologiques, en particulier celles qui concernent les reliques de la Passion. Il s’agit pour lui de s’appuyer sur les sources disponibles, les acquis de la recherche historique et les dernières découvertes de l’archéologie et de la science, et de formuler des hypothèses : « Ce sont celles qui, en l’état de la recherche, présentent le plus haut degré de vraisemblance et qui, poussées et développées jusqu’à leur terme, conduisent à une reconstitution logique. À défaut de certitudes, la cohérence des données de base demeure essentielle. » (p. 22).
Une biographie originale sur plusieurs points
Cette biographie de Jésus est originale tout d’abord dans sa construction. Elle commence avec « Jean le Baptiste » et se termine avec « La Résurrection », en un récit classique qui suit la trame historique de l’Évangile de Jean (soit un ministère de Jésus sur environ trois ans, contre un an pour les Évangiles synoptiques), mais avec un « Épilogue » qui traite de l’enfance de Jésus et de la question de sa conception et de sa naissance (en l’an 7 avant notre ère pour l’auteur), autrement dit de son origine. Suivent six annexes sur les sources extérieures, les évangiles synoptiques, Jean l’évangéliste, l’historicité des évangiles, Qumrân et les manuscrits de la mer Morte, et enfin les reliques de la Passion. On aurait pu s’attendre à ce que la question capitale des sources soit traitée en ouverture. Ce choix s’explique sans doute par la volonté de s’adresser d’abord au grand public.
Autre originalité : la personne de Jean dont l’auteur sui beaucoup l’évangile (en le complétant à l’aide des synoptiques). Pour J.-C. Petitfils, Jean, mort à Éphèse sous le règne de Trajan, était un hiérarque du Temple, un jeune et riche patricien membre de la haute aristocratie sacerdotale, un proche des milieux saducéens, disciple caché de Jésus, le « disciple que Jésus aimait , mais pas l’un des Douze, donc pas le pêcheur Jean, fils de Zébédée. Son évangile, différent des synoptiques, « œuvre d’une seule main » (p. 522), est celui d’un intellectuel et d’un témoin oculaire, qui connait bien la topographie de Jérusalem (et mal la Galilée) et les rites juifs. « Compagnon de l’ombre du futur apôtre André, frère de Pierre, il était là au tout début de l’histoire, sur les rives du Jourdain avec Jean le Baptiste, au dernier repas du Maître à Jérusalem, tout à côté de lui, et l’un de ses titres de gloire est précisément de s’être placé contre sa poitrine pour connaître le nom de celui qui allait trahir. Il était là encore au pied de la croix, sur le Golgotha, et c’est à lui que Jésus a confié sa mère. » (p. 524). J.-C. Petitfils avance l’hypothèse de la grande valeur historique de cet évangile, sans doute plus grande à ses yeux que celle des synoptiques parce que rédigé par un témoin oculaire selon lui, et en propose une datation ancienne. À son avis, il faut dater l’évangile de Jean, composé à Jérusalem (et non à Éphèse) dans une atmosphère d’hostilité entre juifs restés fidèles au Temple et premiers chrétiens juifs ou convertis, des années 64-65 (et non de la fin du siècle), parce qu’il ne fait d’allusion ni au départ de la population chrétienne de Jérusalem en 66 ni à la destruction du Temple en 70.
Dernière originalité (parmi d’autres, comme par exemple la prière à Gethsémani, qui aurait eu lieu avant la Cène et non après ou la non-comparution devant le Sanhédrin, ou Jean l’évangéliste présent lors de la Cène), la place qu’accorde J.-C. Petitfils à trois reliques de la Passion : le suaire de Turin, le suaire d’Oviedo et la tunique d’Argenteuil. S’appuyant sur des investigations scientifiques récentes et des analyses comparées, qui ont remis en cause la datation au carbone 14 de 1988 datant le suaire de Turin du Moyen Âge, qui ont trouvé dans les trois reliques du sang de groupe AB et des pollens proche-orientaux, qui ont relevé de nombreux points de correspondances entre les images et tâches de sang sur les reliques, il en conclut à leur authenticité et à leur intérêt comme vestiges archéologiques : « Les faisceaux de présomptions en faveur de l’authenticité atteignent des seuils jamais connus dans le domaine historique et archéologique. Ce verdict de la science, ignoré du grand public, est évidemment essentiel dans l’approche du Jésus historique. » (p. 576). Étrangement, il n’évoque pas du tout une autre relique étudiée elle aussi scientifiquement ces dernières années, et qui présenterait des points de correspondance avec le visage du suaire de Turin : le voile de Manoppello…
Une biographie qui laisse perplexe
D’une écriture vivante et d’une lecture aisée, cette biographie très documentée replace assez bien la figure de Jésus dans le contexte de l’époque et de ses rapports avec les différents groupes juifs (baptistes, esséniens, pharisiens, saducéens). Certaines analyses « symboliques » d’épisodes célèbres des évangiles sont très intéressantes. Sur d’autres points, j’ai eu l’impression de manquer de références (par exemple sur l’épisode de la prière à Gethsémani, ou sur la Cène), ou que l’auteur suivait trop à la lettre l’évangile de Jean, en raison même de son hypothèse de départ, qui reste discutable, sur ce dernier. Par ailleurs, malgré de constantes réaffirmations de la méthode historique, J.-C. Petitfils consacre de très nombreuses lignes et une grande érudition (souvent anachronique, au sens d’une utilisation « hors période » d’autres exemples de miracles) à l’explication des miracles et autres phénomènes extraordinaires ou à la justification de leur possibilité, qu’il s’agisse de l’étoile des Rois mages, des phénomènes qui accompagnèrent la mort de Jésus, de la multiplication des pains ou de Jésus marchant sur les eaux, dont je ne vois comme seul intérêt que de renforcer la véracité des évangiles, ce qui est à rapprocher de l’utilisation des reliques de la Passion comme vestiges archéologiques. C’est, il me semble, un retour en arrière , à l’époque où les recherches archéologiques avaient pour seul objectif de prouver que la Bible disait vrai (je pense par exemple à la recherche de l’Arche de Noé). J’en comprends bien l’enjeu, mais l’historien ne doit-il pas s’intéresser à la croyance au miracle et aux reliques, au rôle et au sens qu’on peut leur donner, plutôt que d’essayer, tâche impossible, d’en prouver la véracité ou l’authenticité ?
Je terminerai sur un regret qui est en même temps une interrogation. Voilà une biographie à bien des égards très classique, dans son portrait de Jésus : « … un personnage unique, insolite, un prophète déconcertant, un orateur qui bouscule les habitudes, menace, irrite, exaspère les gens, particulièrement les riches, les notables religieux et les puissants du sacerdoce de Jérusalem, enfermés dans leurs certitudes. Il fréquente les marginaux, dénonce les pratiques religieuses de pure forme. Ce n’est ni un révolutionnaire ni un professeur de morale. S’il appelle à une subversion, c’est à celle de l’amour divin, qu’il manifeste à travers sa personne. Il le fait dans un langage apocalyptique d’une radicalité absolue et d’une âpreté décapante. Livré par les grands prêtres à Pilate, il a été jugé et exécuté par les Romains comme perturbateur. » (p. 476). Ne fallait-il pas aller bien plus loin et étudier aussi Jésus comme construction historique postérieure à sa mort, et donc réserver aux sources une autre place que les annexes ? Cette construction historique est hélas trop rapidement évoquée dans les trois dernières pages de l’épilogue du livre, où (et ce n’est pas le seul endroit du livre), à mon sens, l’historien n’est pas loin de céder la place au croyant.
© Laurent Gayme
Le podcast de l’émission de France Culture
http://www.franceculture.fr/emission-les-lundis-de-l-histoire-jesus-2011-12-12