Attention, ne pas mettre entre toutes les mains ! C’est, en substance, l’avertissement d’Emmanuel Kreis, doctorant à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, qui a réuni cette anthologie un peu particulière : elle rassemble quelques exemples, choisis pour leur caractère emblématique, de la « littérature conspirationniste » publiée en France, depuis le XVIIe siècle jusqu’au lendemain de la seconde guerre mondiale. En préambule, l’éditeur précise qu’il « ne (..) cautionne en aucune façon (ces textes) , mais encore qu’il les condamne », et que ce livre n’a de « but que documentaire » et se veut «exclusivement un instrument savant et citoyen». La précaution peut sembler inutile à l’heure où de toute façon, ce genre de littérature circule sans encombres par le biais d’internet, mais il est vrai qu’on a souvent le cœur soulevé par la rhétorique répétitive et nauséabonde des dénonciateurs de complots épinglés dans cet ouvrage, qu’ils soient antisémites, anti-jésuites, anti-protestants ou anti-francs-maçons (sans oublier d’ailleurs les nombreuses combinaisons possibles entre ces diverses options !).

Des discours présentés comme irréfutables

Emmanuel Kreis commence par analyser le fonctionnement du « discours conspirationniste », qui se présente d’abord comme une alternative à l’histoire « officielle » : même obscur, le nouveau récit prétend apporter la « transparence » . Il postule quant à lui une « anhistoricité » : le complot existe en tout temps et tout lieu, et l’histoire se réduit à la réalisation d’un « plan » ; de plus, il est « total », englobe tous les secteurs de la société, et le « visionnaire » complotiste est capable d’interpréter les moindres « signes », les plus anodins, de la conspiration. Autre axiome : la réalité n’est pas celle qui se laisse deviner aux « non-initiés », et les théoriciens du complot voient partout mensonges et manipulations à déjouer, « ennemis intérieur » à démasquer.
De ces postulats découle « l’adaptabilité » des discours conspirationnistes : un même thème se retrouve développé à différentes époques, épousant de nouvelles apparences et un nouveau contexte ; de même, ces discours se présentent comme « irréfutables » : aucune objection ne peut être prise en compte, tout contradicteur apparaissant immédiatement suspect, complice, ou « naïf manipulé ». Au contraire les critiques renforcent la certitude de la véracité du complot chez celui qui le dénonce, d’où la difficulté de lutter efficacement contre ces discours.
Mais alors, qu’est-ce qui assure leur succès, et à quoi servent-ils ? D’abord à fédérer autour d’un « mythe politique mobilisateur », soit au profit d’un pouvoir en place, soit au contraire des opposants à l’ordre établi. Cela n’empêche pas cependant la sincérité de beaucoup d’anticomploteurs, réellement désireux de détruire une conspiration à laquelle ils croient vraiment, souligne Emmanuel Kreis. Les discours conspirationnistes servent également à expliquer et rassurer, puisque toute réalité complexe et angoissante se retrouve ramenée par eux à une causalité simple et unique.

Du complot jésuite aux « Protocoles des Sages de Sion »

Forgée au XVIIIe siècle, en particulier avec la Révolution française, mais déjà présente dans les siècles précédents comme une « contrefaçon de la Providence » guidant l’humanité vers le mal, la théorie du complot prend forme d’abord dans la contre-réforme catholique : pour Augustin de Barruel, auteur en 1797 des Mémoires pour servir à l’histoire du Jacobinisme, la Révolution n’est autre que le résultat d’une conjuration totale, mêlant les philosophes, les francs-maçons et les « Illuminés » allemands, « triple secte » débouchant selon lui sur les clubs des Jacobins. Dans le camp opposé, Saint-Just tempêtait dans son rapport à la Convention de mars 1794, contre la « conspiration ourdie par l’étranger », auquel s’ajoutaient les ennemis intérieurs, « les nobles, les oisifs, les orateurs vendus ». Autre cible traditionnelle, les jésuites, accusés d’infiltrer les milieux puissants, dès le XVIIe siècle. Les révélations sur un soi-disant complot jésuite furent « un pilier de la propagande anticléricale du XIXe siècle », note Emmanuel Kreis.

Ce même XIX e siècle voit grandir le succès de la thèse du complot maçonnique. S’y ajoute peu à peu l’idée d’une « conspiration universelle du judaïsme », comme l’annonce en 1835 le prospectus d’un ouvrage du même nom, et qui n’a sans doute jamais vu le jour. Bien avant La France juive d’Edouard Drumont (1886) qui en est la synthèse achevée, Gougenot développe en 1869 ce qui devient, pour longtemps, le fameux «complot judéo-maçonnique», décrit comme un « polype géant » s’agitant dans le « sein des mers ». La même année, paraît le « discours du Rabbin », chapitre d’un roman publié à Berlin appelé à un grand succès, notamment en Russie et en France : ce récit met en scène un groupe de représentants juifs racontant, dans un cimetière de Prague et devant le diable en personne, leurs efforts pour contrôler le monde. Au fil de ses rééditions, ce texte, réécrit, passe insensiblement du registre de la fiction à celui du document historique et devient un « classique de la dénonciation du complot juif ». Le succès du tristement célèbre « protocole des sages de Sion », (faux fabriqué par la police tsariste à la fin du XIXe siècle, et célèbre en Europe de l’Ouest dès après la première guerre mondiale) apparaît comme le prolongement de cette veine prolifique : il dénonce un abracadabrantesque complot pour détruire le christianisme et tromper les masses en les conduisant vers un « roi despote du sang de Sion »(sic), et rien n’a pu le discréditer aux yeux de ceux qui continuent à le diffuser aujourd’hui ( en particulier au Moyen-Orient et sur Internet, pas même la preuve formelle du plagiat), apportée dès 1921 par le journal Time.
Mais la période du tournant du XIXe au début du XXe voit proliférer aussi bien d’autres « complots » : les occultistes et sataniques fascinent la fin de siècle, et la thèse du « complot protestant » est ravivée par l’Affaire Dreyfus, dans laquelle s’engagent beaucoup de réformés. Socialistes et anarchistes ne sont pas épargnés, intégrés dans la dénonciation du « complot maçonnique ». L’époque a aussi ses dénonciateurs versatiles, dont Léo Taxil est un spécimen particulièrement étonnant : d’abord farouchement anticlérical, et membre du Grand-Orient, ce journaliste se convertit bruyamment au catholicisme en 1885, et accuse ses anciens frères, dans des livres au succès retentissant, comme « Révélations sur la Franc-Maçonnerie », puis dénonce un certain « Ordre du Palladium », émanation maçonnique et satanique. Mais en 1917, coup de théâtre : la supercherie est découverte, la pseudo-conspiration s’effondre, et Taxil reconnaît avoir trompé son public catholique depuis plusieurs années!

Dernier exemple révélateur de la souplesse du discours conspirationniste, la « synarchie » mise en accusation d’abord sous l’Occupation, puis après la seconde guerre mondiale. Dans la première version, élaborée en 1941 par les milieux collaborationnistes parisiens qui jugent Vichy trop timide, le « complot synarchique » est supposé émaner d’une société secrète unissant polytechniciens, occultistes, magiciens et bien entendu surtout juifs, lesquels prévoiraient une « révolution » pour prendre le pouvoir. Après la Libération, le mythe resurgit étrangement, mais dans une version cette fois totalement inversée, sous la plume de Geoffroy de Charnay : la « synarchie » représente à présent « la grande société secrète du fascisme français ». Cette fois, c’est surtout la presse communiste qui diffuse ses thèses. Un exemple de ce qu’Emmanuel Kreis appelle « l’effet miroir » : une théorie du complot est capable parfois de se retourner comme un gant …

X-Files ou le Da Vinci Code

On regrettera peut-être que l’auteur n’ait pas poursuivi jusqu’aujourd’hui, l’analyse des théories du complot ; il affirme en effet avoir voulu étudier le phénomène en tant qu’« objet historique ». Mais il donne quelques pistes en conclusion : remise au goût du jour dans les années 1990, après une relative éclipse, la théorie du complot prend corps, à travers certaines séries télévisées comme X-Files (« la vérité est ailleurs »), des films comme Men in Black (l’idée d’aliens infiltrés parmi les dirigeants mondiaux) ou des livres comme le Da Vinci Code (où l’on glisse de la figure honnie des jésuites à celle de l’Opus Dei). Les attentats du 11 septembre 2001 et les interrogations et angoisses qu’ils suscitent encouragent aussi la « veine » conspirationniste. Plutôt optimiste, ou plutôt prudent, Emmanuel Kreis note que l’engouement actuel repose sur des œuvres de fiction, qu’on ne prend généralement pas vraiment au sérieux, mais ne nie pas qu’elles pourraient avoir des débouchés politiques. En tout cas, protéiforme et quasi-indestructible, la théorie du complot semble hélas appelée à une longue postérité.

Nathalie Quillien © Clionautes