Ian Kershaw est l’auteur d’une très importante biographie de Hitler publiée chez le même éditeur. Le film Opération Walkyrie présenté en salle à la fin de ce mois de janvier a suscité la publication de plusieurs ouvrages, dont cette adaptation spécifique, issue de la bibliographie en deux volumes publiée en 1999 et proposée en un volume en 2008.
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L’ouvrage de Ian Kershaw est différent de celui de Jean-Louis Thiériot, Stauffenberg, publié aux Éditions Perrin, en librairie 15 janvier 2009, il est d’abord beaucoup plus court et plus axé sur des sources précises, issues du monumental travail de recherche dont il est issu. On trouvera par exemple en fin d’ouvrage des annexes intéressantes, à savoir treize documents souvent inédits, (en français) comme les ordres de mise en œuvre de l’opération Walkyrie et les émouvantes lettres d’adieu des conjurés avant leur exécution dans cette sinistre salle d’exécution de Plötzensee.
Dans cet ouvrage on suit avec beaucoup de facilité les cheminements et les tâtonnements des conjurés. On comprend assez bien pourquoi ceux qui avaient les responsabilités les plus importantes et qui détestaient Hitler, à la fois pour ses idées mais aussi par mépris aristocratique, ce sont finalement désistés. Des hommes comme le Général Beck, ou Goelderer ou encore Popitz étaient plutôt conservateurs et envisageaient pour certains un coup d’État qui ne remettrait pas en cause le régime et ses acquis notamment en Europe centrale. Une paix séparée avec l’Ouest et le maintien de la guerre contre l’URSS avait leur préférence, même si ces conjurés avaient, dès 1938 participé à l’organisation du premier complot contre Hitler. Il est évident que ces manœuvres qui étaient sans doute connues des services secrets soviétiques ont dû peser dans la politique de Staline à partir de 1943. Ce dernier craignait évidemment une paix séparée avec les occidentaux qui le laisserait seul face à l’Allemagne.
Contrairement à Jean-Louis Thériot qui consacre la totalité de son ouvrage à une biographie de Stauffenberg, Ian kershaw évoque d’autres conjurés tout aussi intéressants comme Henning von Treckshow ou Friedrich Holbricht.
Il est évident que dans la volonté de ces officiers de rompre le serment de fidélité qu’ils avaient prêté au Führer, la prise de conscience aussi de la réalité de la solution finale ont joué à des degrés divers.
Les tatonnements
Dans les multiples projets et tentatives d’attentat qui ont précédé celui du 20 juillet 1944, l’amateurisme des conjurés mais aussi au moment suprême la peur, même camouflée sous de bonnes raisons, comme la volonté de tuer en même temps Hitler et Himmler, ont certainement joué. La tentative la plus aboutie a été la mise en œuvre d’une bombe amorcée dans l’avion du Führer par Schlabrendorff mais le froid dans la carlingue semble avoir empêché cette bombe réalisée à partir d’explosifs britanniques récupérés lors de l’échec du débarquement de Dieppe de détonner.
L’ouvrage de Ian Kershaw est parfaitement complémentaire, une fois que l’attentat du 20 juillet a été raconté, avec celui de Jean-Louis Thériot qui est beaucoup plus rapide sur les conséquences que la chance du diable.
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Le récit des dernières heures des conjurés est d’une brutalité inouïe et les scènes ne dépareraient pas dans un film d’horreur. Le général Beck essaie de se suicider à deux reprises et se rate avant d’être abattu dans la pièce voisine. Il était resté en se contorsionnant sur le sol pendant un long moment. Le Général Fromm, le supérieur direct de Stauffenberg que les conjurés avient mis aux arrêts dans le Bendlerblock, le quartier général de l’opération Walkyrie au centre de Berlin, organise une cour martiale sur le champ et fait exécuter Olbricht, Stauffenberg, Haeften et von Quirnheim.
Quelques heures après l’attentat Hitler rencontre Mussolini, comme si de rien n’était…
À partir de la page 74, l’auteur décrit avec beaucoup de précision les conséquences de cet attentat manqué. Pour Hitler, ce complot éventé est plutôt une occasion de se débarrasser de ces officiers de l’ancien régime, de ces prussiens conservateurs qu’il avait pourtant cherché à séduire lors de la nuit des longs couteaux.
«La commission spéciale pour le 20 juillet» mise en place pour remonter les ramification du complot a été particulièrement efficace. Hitler aurait même déclaré en constatant le nombre (plus de 600) et la qualité des personnes impliquées: «nous en avons fini avec la lutte des classes à gauche, nous aurions dû aussi en finir avec la lutte des classes à droite.» Immédiatement après l’explosion on avait en effet soupçonné les ouvriers qui avaient fait des travaux d’entretien dans le bunker d’avoir posé la bombe.
Les procès et les exécutions des conjurés condamnés à mort par le tribunal du peuple présidé par le Vichinsky brun, le sinistre Freisler ont été filmées sur ordre de Hitler. Ce dernier se faisait, d’après Jean-Louis Thériot passer et repasser les bandes de l’exécution ce dont doute Ian Kershaw. On estime à 200, Le nombre total d’exécutions lié au 20 juillet.
De l’attentat à la chute
Les ondes de choc de cet attentat sur la fin de la guerre et sur Hitler lui-même sont également décrites par l’auteur. La paranoïa de Hitler, son sentiment de méfiance à l’égard de l’armée en ont été renforcés. Cette évidence du «coup de poignard dans le dos» qui avait dicté sa vie depuis 1918 se trouvait ainsi confirmée par l’armée même qui en avait entretenu le mythe.
Fin juillet des manifestations de soutien à Hitler sont organisées et on peut considérer que l’échec de l’attentat a amené les allemands à suivre jusqu’au bout leur Führer.
L’auteur évoque aussi la décomposition du régime à la fin de la guerre, notamment le développement de petits groupes de jeunes appelés « pirates eidelweiss » qui mènent des attentats individuels contre des nazis. 29 attentats leurs sont attribués.
D’après Ian Kershaw, il semblerait que les derniers mois de la guerre aient vu un retournement de l’opinion contre Hitler.
La lecture des deux ouvrages consacrés à l’opération Walkyrie a permis de découvrir de nombreux aspects de la situation intérieure de l’Allemagne pendant la guerre. Évidemment le tableau qui en est brossé est loin d’être complet. La résistance morale, la persistance d’une opposition de gauche, socialiste et communiste au nazisme n’est évoquée ici que de façon très marginale, tout comme l’attitude d’une partie significative des Églises catholique et luthérienne.
On peut rester tout de même interpelé par l’attitude de ces officiers supérieurs qui ont vécu un drame intérieur en se parjurant. Ils étaient les bénéficiaires d’un système totalitaire qu’ils méprisaient au fond d’eux-mêmes mais qu’ils avaient choisi de servir au nom de l’État et au nom de l’Allemagne. Leur projet politique était, à quelques nuances près profondément conservateur et dicté par la peur de voir les bolchéviks défiler devant la porte de Brandebourg.
En même temps, ces hommes ont brulé leurs vaisseaux, ce sont pour la plupart d’entre eux engagés dans une aventure dont ils savaient au fond d’eux même qu’elle n’avait aucune chance de réussir. Le 20 juillet 1944, ils savaient que leur projet de paix séparée avec les anglo-saxons serait impossible à réaliser. Sans doute des hommes comme Stauffenberg ou encore von Tresckow se sont engagés dans cet attentat pour sauver l’honneur de leur patrie et peut-être de façon plus triviale de leur armée qui était pour eux le pilier de l’Allemagne.
Avant d’être pendu Peter Graf Yorck von Wartemburg écrit ces mots à sa femmes, comme une confession. Elle résume sans doute la trajectoire commune de ces conjurés qui n’ont pas pu inverser le cours d’une histoire qui se faisait sans eux depuis déjà longtemps.
«Â sa femme
[…] Il semble que nous soyons au terme de notre belle et riche vie humaine. Car demain, le tribunal du peuple rendra son jugement sur moi et les autres. J’entends que l’armée nous a chassés. On peut retirer l’habit, mais pas l’esprit dans lequel nous avons agi. Et dans cet esprit je me sens proche des pères, des frères et des camarades. Les voies du Dieu qui m’a conduit sur ce chemin sont impénétrables : je l’accepte humblement. J’ai agi d’un coeur pur, mû par le sentiment de culpabilité qui nous accable tous. J’espère donc avec confiance trouver en Dieu un juge miséricordieux. […] Quittant la dernière communion, j’ai ressenti une élévation presque surnaturelle ; je voudrais croire à une proximité avec le Christ. En me retournant, j’ai le sentiment d’un appel.
[…] J’espère que ma mort sera acceptée en expiation de tous mes péchés, en sacrifice expiatoire pour tout ce que nous portons ensemble. Par le sacrifice, la distance de notre temps avec Dieu peut être modestement raccourcie. Pour ma part, je meurs pour la patrie. Bien que les apparences extérieures soient fort peu glorieuses – honteuses, en vérité – je fais ces derniers pas la tête haute ; et j’espère seulement que tu ne voies aucune arrogance ni aucune illusion dans cette attitude. Nous voulons allumer la torche de la vie ; une mer de flammes nous entoure : quel feu!»