Ouvrage dirigé par Jean-Pierre Chamoux (Paris V), PUBLISUD, PARIS 2008, 212 pages, rassemblant des textes rédigés à l’occasion du centenaire de Jean Fourastié et illustrant la pertinence de sa méthode pour l’analyse des questions contemporaines.

Ce petit livre rassemble des interventions de personnes qui ont en commun d’enseigner ou d’analyser ce que j’appelle « l’économie pratique », qui n’est ni la « mathématique », libérale ou pas, de l’université et des grandes écoles, ni les considérations générales politico-sociales d’AlterEco, d’ATTAC ou des SES pour qui la production « tombe du ciel » et qui s’intéressent plutôt à la répartition, aux inégalités bref « aux problèmes » en aval de cette production (je simplifie). Mais le moindre intérêt de tous ces acteurs pour la production elle-même enlève de la clarté ou de la rigueur à leurs discours. D’où l’utilité de cet ouvrage, à la fois rappel et épreuve de l’actualité de l’analyse de Jean Fourastié.

NB j’ai mis () des points qui ne figurent pas dans l’ouvrage, mais qu’un test a montré utile à la compréhension du propos des auteurs.

Rappelons d’abord que Fourastié, comme son ami Sauvy avec qui il a des traits communs, n’est pas considéré comme un « véritable » universitaire : centralien (donc ingénieur et pas agrégé), Sciences-Po, docteur en droit (mention économie), praticien des compagnies d’assurance, chef de service économique puis conseiller au Commissariat au Plan, prof à Sciences-Po puis au CNAM, il n’a jamais été « adopté ». Il doit sa notoriété non à ses « chers collègues » qui ne l’ont toujours pas intégré aux programmes et préfèrent ce que j’ai évoqué ci-dessus, mais au grand public : il a vendu un million d’exemplaires en France et a été traduit mondialement ; on lui doit notamment l’expression « les 30 glorieuses » … auxquelles il a contribué en assurant par ses ouvrages la formation des cadres de l’industrie tout autant que par ses travaux au Plan. Rajoutons que son œuvre s’appuie sur une grande variété de situations puisqu’il a publié de 1937 à 1990.

Les contributeurs de ce livre rappellent d’abord l’empirisme du chercheur qu’était aussi Jean Fourastié : études de séries de prix sur le très long terme et construction d’explications à partir des faits, alors qu’à l’inverse l’habitude est de partir de l’élaboration ou de l’adoption d’une théorie, puis de rechercher de ce qui la confirme, malgré le grave défaut logique de cette démarche : il vaudrait mieux chercher ce qui l’infirme (ou même se demander si l’économie est « théorisable » : voir l’article sur « Le cygne noir » prévu début 2009).

L’empirisme du chercheur

La préface de Michel Albert (de l’Institut) et le prologue de Jean-Pierre Chamoux rappellent comment Fourastié a dégagé et précisé les notions clé de « progrès technique » et de « productivité » qui n’avaient pas de sens précis en dehors de la micro-économie industrielle, en s’appuyant sur « le prix réel », exprimé en heures de salaires. Cela rend simple et concret les mécanismes de création du pouvoir d’achat (qui ne vient QUE du progrès des techniques matérielles ou d’organisation ; sa diffusion à l’ensemble de la population est une autre question, qui n’est toutefois pas indépendante, sauf à prendre le risque de détraquer les mécanismes de sa création). Cela explique aussi que les progrès du pouvoir d’achat aient été rapides en Occident à l’époque industrielle, mais sont plus faibles maintenant avec la tertiarisation, sauf à « industrialiser » ce tertiaire, notamment par l’informatique. D’où un bouleversement des habitudes, des formations nécessaires, l’apparition de poches de pauvreté ….
La tertiarisation de nos économies, avec ses moindres progrès de productivité, explique enfin que la croissance du niveau de vie soit maintenant moins rapide chez nous aujourd’hui que dans les pays (vraiment) en développement. En effet ces derniers en sont à la phase de « secondarisation » avec ses rapides progrès de productivité (cf. la Chine actuellement et naguère la Corée. Et j’ajoute que ces progrès sont d’autant plus rapides que ce sont des paysans à faible productivité qui passent dans des industries et des services bénéficiant des meilleures techniques, ce qui fait un saut de productivité considérable, alors que « nous » n’avions, lorsque nous nous sommes « secondarisés », que les techniques de l’époque.)

Ces points sont développés dans les interventions qui suivent.

Jean-Marc Daniel (ESCP, Sociétal) rappelle en outre que la clarté et l’humanisme de Fourastié sont un handicap dans le monde universitaire.

Robert Solow rappelle que le problème des retraites vient du déclin du
nombre d’actifs par retraité. Il y a deux solutions à cela : augmenter le nombre des actifs en retardant la retraite, mais cela ne
semble pas désiré, ou augmenter la fortement la production de chaque actif, donc faire un important effort de productivité

Régis Boulat (historien, université de Franche-Comté) constate à quel point la carrière de Jean Fourastié permet de voir le fossé entre « l’économie politique » universitaire et la vie réelle, et pointe sa différence par rapport à Colin Clark (l’inventeur du « primaire, secondaire, tertiaire », mais sans y donner la même importance à la productivité), auquel on l’a trop souvent assimilé.

Jean-Pierre Chamoux se demande si la transformation des emplois du fait de la tertiarisation ne va pas creuser les inégalités en valorisant les qualités intellectuelles et s’attaque à une analyse des services trop calquée sur celle de l’industrie, aux typologies boiteuses qui en résultent et en propose une plus simple.

Michel Pébereau (de l’Institut, ancien industriel et président de l’Institut de l’Entreprise) et Isabelle Gaillard (université de Grenoble) décrivent concrètement cette tertiairisation, ses effets positifs sur l’emploi, surtout en période de mondialisation et le fait qu’elle appelle des formations nouvelles, méprisées actuellement dans l’enseignement secondaire (mais pas dans le supérieur).

Michel Didier (CNAM) rappelle que si la productivité est clairement identifiable dans l’industrie, ses effets peuvent être annulés dans le tertiaire par les mécanismes sociaux (puisqu’elle repose surtout sur des réorganisations dans des secteurs où les changements de poste ne sont pas favorablement considérés).

Jacques Mistral (IFRI) utilise une approche « fourastérienne » pour se demander si l’Amérique surpasse vraiment l’Europe (de quels produits et services disposent effectivement Américains et Européens et à quel « prix réel »), surtout si l’on lui enlève la subvention venant du reste du monde.

Claude Vimont (ancien collaborateur de Jean Fourastié au Plan) rappelle
l’importance des « emplois d’accompagnement ». Ces emplois, où la
productivité ne croît pas (comme l’enseignement ou les soins médicaux
basiques), sont nécessaires « en amont » ou « autour » des emplois à
productivité croissante. Il rappelle également le souci de l’écologie responsable qui apparaît dans les dernières œuvres de Fourastié.

Pierre Jacquet (directeur à l’Agence Française de Développement) s’interroge sur les réactions qu’aurait eu Fourastié face aux discours actuels sur le développement. Il dirait que la pauvreté des bases statistiques tant de l’aide que de l’économie des pays visés ne permet pas d’être efficace et s’interrogerait sur la priorité donnée au « social » sur la production (notamment agricole), qui est pourtant la condition nécessaire à tout le reste.

Malgré le titre ce n’est pas un ouvrage de circonstance, mais de long terme, analysant le monde tel qu’il est, et non tel qu’on pourrait le rêver ou l’imaginer. Il rappelle indirectement que « faire plus avec les mêmes » (les 30 glorieuses) est de même nature que de faire « autant avec moins » (par souci écologiste). Certains reprocheront la réévaluation indirecte des ingénieurs et des organisateurs. Mais d’une part ces derniers ne sont rien sans les autres acteurs qui les alphabétisent, les instruisent, les nourrissent, les habillent et les soignent, et d’autre part si ces derniers acteurs gagnent 10 fois plus A TRAVAIL ÉGAL que leurs homologues chinois ou burkinabés, cela ne tombe pas du ciel !