La France, du Tibesti au Congo
AEF et Cameroun sont au cœur de l’ouvrage. Jennings montre à propos d’Indigènes (2008) que, malgré son apport mémoriel, le film occulte l’antériorité d’une AEF qui fournit à la France libre un territoire et une radio où l’homme du 18-Juin est plus libre qu’à Londres. La première « rue de Gaulle » est inaugurée à Yaoundé en août 1940. L’homme apparaît dans tel imaginaire populaire local en personnage mythique capable de se rendre invisible aux tanks ennemis, son nom allant aussi jusqu’à qualifier la bonne qualité d’une marchandise. Assurant ne pas être induit en erreur par l’effet grossissant des sources, l’auteur rend compte de la complexité des clivages. Rompre avec la métropole au nom de la métropole n’est pas le moindre des paradoxes si le Gabon est en guerre alors que la Provence ne l’est pas. On retrouve ici le thème de la dualité des deux France : Vichy n’étant pas libre, la vraie France est en AEF. Il y a cependant une force de déstabilisation de l’ordre colonial dans la rébellion et dans la remise en cause de l’autorité d’hommes blancs s’entre-tuant au Gabon sous l’œil de l’indigène ou proclamant, comme Leclerc, l’indépendance d’un Cameroun libre.
Le Français libre : un Tchadien plutôt qu’un Savoyard ?
Avant les blanchiments, les premiers Français libres sont majoritairement des Africains que l’auteur veut sortir d’un anonymat mémoriel révélateur. A Koufra, ils représentent 3 des 4 tués, 10 des 22 blessés et 295 des 396 militaires. Le décentrage africain invalide par ailleurs la notion de ralliement habituellement en usage. Nombre d’Africains ne sont pas volontaires, même si l’élite urbaine l’est plus volontiers. La qualité de volontaire indiquée dans les sources pour les Camerounais sert d’ailleurs à contourner l’interdit de la SDN sur la conscription dans les mandats. 3000 Africains sont également recrutés en 1940 pour produire uniformes, matériel ou alcool médical.
La France libre, fournisseur de matières premières africaines
Si le basculement d’août 1940 désenclave l’AEF, il fait de la France libre un fournisseur de caoutchouc après rupture de l’approvisionnement asiatique : l’Afrique française se place en 1945 au 5e rang de la production alliée. L’AEF s’intègre aux circuits britanniques et mondiaux, accélérant la monétarisation de régions jusque-là largement dépendantes de monnaies privées comme le Neptune de la Société du Haut-Ogoué (le phénomène existe hors d’Afrique). L’or censé soutenir la frappe monétaire de la France libre constitue un apport modeste mais la volonté d’indépendance vis-à-vis des Anglo-Saxons explique le maintien de son extraction.
L’Afrique française libre : un goût de chicotte
Bien qu’Éboué ou Cassin soient soucieux de réformes indigènes, l’Afrique française libre est surtout terre de contrainte, même si la perspective choisie ne permet pas toujours de jauger la singularité de la période. Lors de la traversée camerounaise du 26 août 1940, les piroguiers nigérians sont battus et fouettés parce qu’ils craignent l’accostage nocturne. A Koufra, l’absence de conditions humiliantes pour les Italiens implique de ne pas les confier à la garde de soldats noirs. Leclerc organise encore la guerre en fonction de compétences raciales supposées. Des promotions se font étrangement attendre et un soldat africain est exécuté pour l’assassinat d’un civil blanc qui l’avait traité de macaque.
L’effort de guerre alimente les tensions entre administrateurs et planteurs. Il rend urgent le « ralliement » de l’AOF-AFN. Le caoutchouc fait faire un bond en arrière aux méthodes de production et les extracteurs d’or sont régulièrement chicotés. Le travail forcé double sous l’autorité d’Éboué qui voulait l’abolir. L’effort de guerre pèse au plan moral, démographique, sanitaire ou environnemental avec l’épuisement des rhizomes ou les blessures dues aux méthodes extractives. Déplacements de travail et migrations vers les colonies riveraines entraînent une recrudescence de la trypanosomiase et de la maladie du sommeil.
Une histoire à parts égales ?
La dimension africaine de la France libre est restituée au filtre des sources administratives, des biais des colons et des écrivains publics pétitionnaires. Compte tenu de la distance avec l’expérience subjective des Africains, l’histoire ainsi écrite n’est pas entièrement « à parts égales ». On n’en approche pas moins les regards africains sur Leclerc, Éboué ou de Gaulle et le sentiment d’injustice devant le maintien des autorités de Vichy. Des stéréotypes s’inversent : tel administrateur n’est pas un vrai Français. Des officiers relèvent la barbarie d’un fantassin du régiment de Bigorre après qu’il ait abattu une vingtaine de prisonniers allemands à Saint-Georges-de-Didonne sous l’œil d’indigènes à qui on l’a interdit.
Des photos et quelques chiffres donneraient corps en 3e au concept abstrait d’impact de la Seconde guerre mondiale. Les notions de rupture, de sevrage, de ponction humaine et économique s’intègrent aisément à une progression de première. La mention de l’ouvrage peut valoriser une composition de T-LES, y compris avec la simple formule « des recherches récentes ont montré l’importance de l’AEF et du Cameroun dans la construction de la France libre, ce qui reste absent d’Indigènes ou d’une filmographie plus ancienne ».