C’est à la découverte d’un siècle de l’histoire de l’école en Casamance, au temps de la colonisation, que nous invite Céline Labrune Badiane. L’ouvrage Le pari de l’école. Une histoire de l’institution scolaire en Casamance (1860-1960) est une version remaniée et actualisée de sa thèse, soutenue en 2008 à l’Université Paris VII.
L’auteure est maîtresse de conférence en Histoire contemporaine à l’Université Assane Seck de Ziguinchor (Sénégal). Elle a publié avec Étienne Smith : Les Hussards noirs de la colonie. Instituteurs et Petites patries (Karthala, 2018).
Dans sa préface Ibrahima Thioub montre tout l’intérêt de cette recherche au croisement des sources coloniales, des témoignages et des archives des écoles de brousse comme des villes de Casamance. Sa démarche permet une histoire au ras de sol des processus de scolarisation, de la vie des élèves et des enseignants en trois parties : offre et politique scolaire, stratégies des différents acteurs et identités et parcours scolaires.
L’ouvrage passe avec efficacité du global au local, des théories aux réalités de terrain, il met en évidence les enjeux culturels et idéologiques des transformations induites sur plusieurs générations.
Principes de l’enseignement colonial et réalités de terrain en Casamance
L’école à la colonie comme en métropole avait un objectif : guider les enfants du peuple vers le progrès. Il en résulte une école à deux vitesses entre former une élite apte à seconder l’administration coloniale et former à quelques bases de la langue française, outil de communication et d’évangélisation, vecteur de la civilisation. Quand les pères de la « Congrégation du Saint-Esprit enseignaient la lecture dans les langues vernaculaires, l’école publique l’enseignait en français ; langue qui demeure celle de l’école sénégalaise aujourd’hui face au multilinguisme des populations.
L’auteure compare avec les écoles des campagnes française où, à la même époque, on faisait la chasse aux patois et langues locales avec l’utilisation du « symbole »Encore en usage au début des années 2000 dans certaines classes de Casamance, comme j’ai pu le constater.stigmatisant. L’auteure montre la difficulté à imposer le français.
L’école était un des outils de contrôle des populations comme l’écrivait G. Hardy en 1903Georges Hardy, Georges Hardy, inspecteur de l’enseignement en AOF dans Une conquête morale. L’enseignement en AOF, Colin, 1917 – Cité p. 51 : « organe d’apprivoisement, instrument de civilisation matérielle »
L’histoire enseignée visait à glorifier la pacification française après une période précoloniale chaotique notamment en CasamanceOn pourra se reporter à l’ouvrage de Philippe Méguelle, Chefferie coloniale et égalitarisme diola – Les difficultés de la politique indigène de la France en Basse-Casamance (Sénégal), 1828-1923, Ed L’Harmattan, collection Etudes Africaines, 2013 où la domination mandingue était récente. Cette situation explique, en partie, l’engouement pour l’école exprimé par la construction du bâtiment par les populations.
Le rôle de l’école était aussi de contribuer à la mise en valeur économique par la pratique du jardin scolaire visant à la diffusion des nouvelles techniques agricoles au près des populations.
Toutefois l’école demeure très sélective. Les meilleurs éléments sont proposés pour une entrée à l’école primaire supérieure, voire l’Ecole normale Willam Ponty à Dakar, la seule en AOF. La déperdition des effectifs entre le CP et le CM est une constante. Un effort particulier a été fait pour la scolarisation des filles même si l’école visait, pour elles, à former de bonnes mères de famille. L’école vise à l’amélioration de la vie indigène.
L’introduction de l’école en Casamance : implantations, perceptions et pratiques (1860-1904)
Les réalités spécifiques à la Casamance sont mises en avant : des débuts difficiles dans une région peu sûre et par manque de moyens. Il n’y a que deux écoles en 1898, à Sedhiou et Carabane. Les enseignants, souvent mal formés, utilisent un français mal maîtrisé et originaires du nord de la colonie ils sont souvent absents.
L’auteure décrit aussi les écoles des missions dont l’effort est certain car c’est un vecteur d’évangélisation.
L’analyse sociologique des écoles missionnaires comme publiques montre un public scolaire hétérogène et largement influencé par les stratégies familiales. Par exemple les riziculteurs de Carabane refusent l’école par crainte de manquer de main-d’œuvre alors que le développement urbain à Ziguinchor favorise la scolarisation.
L’auteure analyse aussi les enjeux différents pour l’administration coloniale ou les religieux, en particulier quand existe une situation de concurrence entre deux écoles.
Acteurs, structures et organisation de l’école en AOF et en Casamance
C’est ici l’occasion de présenter la Charte scolaire de 1903 rédigée par Camille Guy, le lieutenant gouverneur du Sénégal qui orientait l’école vers un enseignement pratique et professionnel et d’en nuancer les effets.
Dans les années 1930 la scolarisation progresse en milieu rural, accompagnée d’une réforme des programmes, moins livresques et plus adaptés aux besoins des populations comme l’écrit Céline Labrune Badiane : « du crayon au kadiendo Nom de l’instrument agricole spécifique de la riziculture casamançaise.».
Cette politique eut des résultats positifs en Casamance avec le développement de vergers et de la culture de l’arachide mais les moyens mis en œuvre étaient insuffisants : faible formation agricole faute d’une « école normale rurale » comme celles qui existaient au Soudan et en Côte d’Ivoire.
Après 1945 peut-on parler de massification ?
Les écoles des missions deviennent plus nombreuses, souvent à la demande des villageois. Les écoles publiques se développent aussi ce qui crée des conflits entre missions et administration quand l’école est tenue par un enseignant musulman comme à Tendieme. L’instituteur se marie avec une monitrice catholique qui se convertit.
L’auteure note l’insuffisance de l’offre scolaire pour les filles, notamment par manque de personnel fémininL’ouverture de l’Ecole normale des filles de Rufisque date de 1938 et malgré l’effort des congrégations comme les « Sœurs de Présentation de Marie ».
Un espace à part dans le paysage scolaire sénégalais
L’étude de la géographie scolaire montre un développement disparate entre Dakar et les « Quatre communes », le centre et les périphéries, entre le monde urbain et la ruralité.
Les premières écoles de Casamance sont ouvertes dans les chefs-lieux de cercle où siège l’administration : Kolda et Bignona en 1909 puis dans les postes de traite : Baïla ou Soutou en 1921Carte p. 168-169.
L’inégalité ville-campagne est flagrante : A Bignona-ville on compte 1 classe / 346 habitants, dans le canton : 1/2 055h, dans les Kalounayes : 1/3 000h.
Ainsi de nombreux enfants n’ont pas accès à l’école du fait de l’éloignement du domicile. Malgré tout, la demande excède les possibilités d’accueil, par exemple à Sindian en 1947 on compte 130 élèves pour 45 places et souvent peu d’élèves du Cours moyen peuvent accéder après le CEPECertificat d’études primaires élémentaires à l’enseignement secondaire.
En zone rurale la scolarisation a été freinée par la faiblesse des infrastructures malgré la demande des populations d’autant que l’éloignement de la Casamance, au-delà de la Gambie, génère des contraintes spécifiques : peu de visites d’inspection, terre d’exil pour les instituteurs du Nord qui s’intègrent mal d’où l’idée d’un centre de formation en Casamance.
Géographie de la scolarisation
L’auteure rappelle les facteurs qui favorisent ou gênent l’insertion de l’école dans une société. Elle fait un portrait économique de la grande ville, Ziguinchor. Elle montre la corrélation entre le développement des infrastructures scolaires et les opportunités d’emplois par exemple pour les filles (domestiques) qui peuvent aussi être amenées à quitter l’école voire à migrer vers la capitale. A contrario dans les postes de traite les chefs de villages sont demandeurs d’école. La même évolution se poursuit après 1945.
L’école est aussi un enjeu politique au plan local comme régional. La scolarisation se développe plus lentement dans les zones hostiles à la colonisation (Seleky, Effok) mais la désaffection de l’école est, dans certains cas, la marque d’une défiance envers des enseignants médiocres et venus du nord. L’évitement scolaire est plus présent dans l’intérieur des terres et vers les frontières de la Gambie et de la Guinée-Bissau en lien avec la volonté d’éviter la pression fiscale et le recrutement militaire.
Durant la dernière période, le rôle des chefs de canton est important. L’exemple du Boulouf et le rôle d’Arfang SonkoUn collège de Bignona porte son nom est développé, entre développement économique, islamisation, tensions inter-villageoises et développement de l’école alors qu’à Oussouye, en zone rizicole le chef de canton freine le développement scolaire.
Après 1945 leur rôle décline au profit des représentants des partis politiques. Leurs tensions ont d’autant plus de répercutions sur l‘institution scolaire que les enseignants sont très politisés.
Essai d’une sociologie historique de l’école en Casamance (1903-1960)
Ce chapitre est consacré à quelques trajectoires d’élèves qui mettent en évidence l’adaptation aux changements économiques et sociaux des populations.
L’école se devait de recruter en premier lieu les fils et filles de chef, non sans freins entre contrainte et incitation. L’auteure analyse les mécanismes de l’adoption de l’école par les classes dominantes et la place de l’école dans la modernisation de la société rurale. Elle compare avec la situation des campagnes françaises (Limousin) et montre le rôle particulier des Tirailleurs de retour au village, favorables aux services sociaux : l’école et le dispensaire.
Les jeunes scolarisés ont apporté de nouvelles formes de sociabilité. A partir de 1950 on voit ainsi se multiplier les associations crées par les jeunes « évolués ».
L’étude de biographies scolaires permet, malgré la complexité des parcours, une certaine typologie d’attitude face à l’école : tradition de scolarisation dans les familles catholiques, place de l’éducation traditionnelle dans le cas d’Assane Seck, relation scolarisation-migration. L’auteur rappelle que l’école n’avait pas pour but de permettre la mobilité sociale comme le montre l’étude de l’origine socio-professionnelle des parents. Être une fille, être né au village ne favorisent pas l’accès à l’école.
S’élever en haut de la pyramide scolaire : un chemin semé d’embûches
Si les parents ont perçu l’intérêt de l’école, le parcours demeure souvent incomplet. La déperdition est forte malgré les efforts des instituteurs, des administrateurs et des chefs de village.
La situation s’explique en partie par le manque d’adéquation entre les attentes des familles et l’offre scolaire, une démarche trop peu pratique et l’existence forte de formes d’éducation communautaire et religieuse qui passent avant l’école des Blancs. On constate aussi une inadéquation aux besoins.
En conclusion l’auteure évoque brièvement la situation actuelle de l’école aujourd’hui en Casamance.
Un ouvrage au plus près du terrain d’autant plus passionnant pour moi qui connais, un peu, les réalités de l’école casamançaise du XXIe siècle.