Dans l’offre d’ouvrages sur la Grèce classique, ce livre se démarque par son approche résolument scientifique et le primat du croisement des sources, à la lumière des recherches les plus récentes. Il dépeint le monde grec morcelé, dans sa complexité géographique et politique, sans occulter les débats en cours. Il revisite l’opposition habituelle entre un « beau Ve siècle » et « un IVe siècle en crise » et dépasse les clichés sur les relations entre les Grecs et les Barbares. Les cinq auteurs universitaires dévoilent les découvertes récentes, en particulier dans leurs spécialités : histoire politique et militaire, histoire économique, épigraphie et numismatique. L’ouvrage se prête à une lecture linéaire globale mais aussi à un usage comme manuel ou guide pour l’enseignant ou le voyageur éclairé. Sa richesse iconographique et cartographique constitue un atout indéniable.
Une synthèse scientifique et un florilège de documents, sur la Grèce classique
Le livre revisite la période classique en dessinant les constantes historiques, au-delà des divergences entre les sources. Il révèle les contresens et les récupérations idéologiques de l’Antiquité. Grâce à la recherche, il appréhende la complexité du monde grec et dépasse la « lecture évolutionniste de l’histoire grecque [selon laquelle] les cités archaïques auraient d’abord été dominées par de grands lignages aristocratiques, qui auraient ensuite été balayées par la démocratie. Les choses sont en réalité moins linéaires. » (p. 122).
Le livre se divise en treize chapitres, les deux derniers regroupés dans « l’atelier de l’historien » (p. 443-485) fourmillent de documents et de synthèses, utiles aux novices et aux enseignants, en ce qui concerne les sources et les héritages. Les annexes s’avèrent également très précieuses et utiles : repères chronologiques, glossaire, riche bibliographie générale et par chapitre, index des noms de personnes, index des noms de lieux, index des noms de divinités et de héros, table des vingt-neuf cartes, table des matières détaillée.
Ce livre impose donc son utilité pour les activités pédagogiques et éducatives : enseignement de l’histoire, voyages en Grèce mais aussi pour les projets pluridisciplinaires (histoire, lettres, art, philosophie, enseignement moral et civique). Les candidats aux concours de l’enseignement l’intégreront dans leur préparation, en particulier, pour la question d’histoire ancienne Travailler en Grèce ancienne aux époques archaïque et classique VIIIe – IVe siècles av. n.è. (Concours externe de l’agrégation, section histoire, session 2026). Ils y trouveront, en effet, matière à « interroger de manière problématique les structures économiques et sociales, mais également juridiques et politiques des sociétés grecques antiques », pour les Ve et IVe siècles.
L’introduction (p.7-19) justifie, de manière très convaincante, les partis pris des auteurs et le sous-titre « D’Hérodote à Aristote. 510-336 avant notre ère » :
– Pourquoi commencer ce livre en 510 avant notre ère ?
– Pourquoi Hérodote ?
– Faut-il opposer « le siècle de Périclès » au IVe siècle ?
– Pourquoi Aristote ?
Le seul petit défaut du livre est la mise en page touffue. La lecture linéaire est interrompue par l’enchâssement des photos, synthèses et documents dans le corps du texte. Ainsi, par exemple, une phrase commence page 188 et il faut attendre la page 194 pour la terminer.
Une description approfondie de la pluralité du monde grec, à l’aune des recherches récentes
Le livre pose la question centrale de l’unité de la Grèce ancienne et révèle les facteurs d’unité dans un monde vaste et morcelé. La notion d’hellénisme est clairement définie, au chapitre I « Le monde d’Hérodote » et redessinée au fil de l’ouvrage.
Le monde peuplé par les Grecs est géographiquement étendu : la péninsule actuelle, les îles de l’Égée, la côte anatolienne mais aussi le monde colonial comme les côtes méditerranéennes où les Grecs se sont installés « comme des grenouilles autour d’une mare » (Platon). Les auteurs insistent sur cet essaimage de l’époque archaïque qui s’est développé à l’époque classique, en Italie du sud, en Sicile, sur la côte provençale (Marseille/Massalia), Lybie, Egypte, Syrie, Crimée ; Le lecteur peut aisément retrouver les nombreux documents relevant de chaque zone géographique, grâce à l’index des lieux.
Le passionnant chapitre IV « Grecs d’Occident, Grecs d’Orient » montre comment, lors de la colonisation du détroit de Gibraltar aux bords de la mer Noire, les Grecs « s’adaptèrent à chacun de ces espaces. Tout en conservant et cultivant leur identité, ils entrèrent en relation avec les populations locales » (p.129). Par exemple, l’étude des amphores sinopéennes et des décrets de la cité d’Olbia reflètent la vitalité des réseaux qui unissaient les cités grecques (p.168). Au-delà des différences géographiques, l’hellénisme s’affirma avec de riches nuances. Sur le plan artistique, « l’Orient devint un centre artistique majeur qui, au IVe siècle, redéfinit les canons du classicisme » (p.162). L’analyse bat en brèche le concept d’« hellénisation » dans son acception restrictive d’« acculturation, sous-entendant par là une victoire de la culture grecque sur les autres ». Le chapitre revisite, en le documentant, le monde colonial grec marqué par de fructueuses interactions entre colons et indigènes.
Les communautés grecques pratiquent l’agriculture mais aussi le commerce qui est un vecteur de diffusion de la culture grecque et de contacts enrichissants (sur le plan économique et culturel) avec les populations non grecques. La numismatique et l’étude des cultes constituent les principales sources de ces échanges.
Au morcellement géographique répond un morcellement politique. Le modèle politique dominant à l’époque classique est la cité. Les auteurs (en particulier dans les chapitres I, III et XI) en dessinent finement les contours, comme une communauté de citoyens vivant ensemble farouchement attachés à leur liberté, à la défense des institutions qu’ils se sont donnés et à leurs cultes. L’urbanisme de la ville et son évolution, à l’époque classique, est étudié et parfaitement documenté.
La guerre structure le monde grec, guerre entre les cités, mais aussi contre les puissances extérieures, notamment contre l’empire achéménide. Les auteurs détaillent, chronologiquement, des guerres médiques à la domination macédonienne, le jeu mouvant et complexe des différentes alliances entre les cités (chapitres V et VII notamment) et des transferts mutuels avec les « Barbares ». L’histoire militaire est convoquée pour exposer les équipements, les armes et la stratégie. Le rôle clef du modèle du fantassin lourd est expliqué.
Les auteurs exposent les facteurs d’unité (langue, valeurs communes notamment sur le plan religieux, occasions de se retrouver grâce aux différents concours, attachement aux mythes panhelléniques sur tout le territoire etc.) de ce monde grec morcelé.
L’analyse est historique et historiographique. L’acquis majeur de l’ouvrage est de battre en brèche la tendance, récurrente depuis l’Antiquité, à opposer un « beau Ve siècle, le siècle de Périclès » à un IVe siècle marqué par une crise multiforme qui aurait touché Athènes. Cette vision, colportée par les témoignages littéraires et qui a prévalu jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle, ne résiste pas aux recherches archéologiques. Les inscriptions, très nombreuses au IVe siècle, révèlent un monde dynamique, une vie civique très active et un fort attachement au modèle de la Cité. L’adjectif « beau » peut donc s’appliquer aux deux siècles.
De même, le livre nous invite à dépasser une vision réductrice de la démocratie athénienne. Le régime de la démocratie est saturé d’une historiographie importante qui remonte à l’antiquité, trouve son développement chez les pères fondateurs des États-Unis et dans la IIIe République française. Les auteurs recensent les sources pour redéfinir la complexité de la démocratie athénienne (p.211) :
-les tessons des votes d’ostracisme
-les décrets
-les comptes et inventaires, notamment ceux liés au transfert du trésor de la ligue de Délos à Athènes en 454
-les sources manuscrites : le pamphlet, les plaidoyers judiciaires, les tragédies (Eschyle, Euripide…), les comédies (Aristophane)
Le croisement des sources, au prisme de l’évolution des recherches scientifiques, scelle la démonstration dans l’ensemble du livre. La bibliographie (p.499-509), très fouillée, permet de poursuivre l’exploration dans chaque domaine scientifique. Le primat de l’archéologie n’est pas nié mais ses apports sont étayés d’un riche corpus relevant de l’épigraphie, de la numismatique, de l’architecture (civile, funéraire, militaire), de la statuaire, et de la céramique. « Les progrès de l’histoire de l’art et l’ouverture de l’histoire grecque aux apports de l’anthropologie et de la sociologie […] ont profondément renouvelé notre regard sur le fameux « miracle grec » (p.461).
Les sources littéraires sont mobilisées. D’intéressants extraits d’orateurs, dramaturges, poètes et philosophes dessinent l’évolution sociale et artistique. Les historiens scandent le déroulement du propos ; comme le souligne le titre, Hérodote se taille une place de choix. Le « pater historiae » (Cicéron) occupe une place centrale car « au croisement des mondes grec et perse, dont l’affrontement mais aussi les échanges sont des marqueurs de l’époque classique (Ve-IVe siècles), il fut le contemporain des grands événements qui caractérisèrent la première moitié du Ve siècle, les guerres médiques, l’affrontement entre Syracuse et Carthage, et l’hégémonie athénienne » (p. 14). C’est Thucydide qui constitue la source principale du chapitre V « La Pentècontaétie (479-431) », période d’une cinquantaine d’années s’étendant de l’hiver 479/478 au début de la guerre du Péloponnèse (431-405). Un encart, « Thucydide, historien de la puissance et du conflit » (p.236) lui est consacré dans le chapitre VII « La guerre du Péloponnèse (431-404) ». Les apports d’Hérodote et Thucydide sont complétés par les écrits de Xénophon, continuateur de Thucydide, dont le propos est nuancé par l’œuvre d’un historien grec inconnu du IVe s., révélée par les Helléniques d’Oxyrhynchos (p.297), trois papyrus découverts au XXe s. en Égypte. Diodore de Sicile, et Théopompe (historien grec du IVe s.) apportent également leurs éclairages. La géographie n’est pas oubliée et les vingt-neuf cartes illustrent, avec pertinence, la démonstration.
Les auteurs montrent que le régime dominant dans la Grèce classique est l’oligarchie. C’est une minorité de citoyens qui gouvernent dans la plupart des cités : riches propriétaires fonciers, vieilles familles ou personnes très âgées comme à Sparte. Cela va de pair avec l’exclusion des femmes et le développement de l’esclavage (Les esclaves remplacent les citoyens, artisans, commerçants, occupés dans les assemblées ou les tribunaux). Nos démocraties contemporaines peuvent néanmoins trouver matière à réflexion dans la capacité d’adaptation et la résilience de la démocratie athénienne, comme nous le verrons ci-dessous. Le livre dépeint l’évolution politique d’Athènes qui connaît des phases d’éloignement des citoyens des valeurs démocratiques et qui se réinvente à chaque fois pour les ramener vers l’exercice de leurs responsabilités politiques. Le chapitre X « Continuités et ruptures dans la vie politique des cités grecques au IVe siècle » détaille « la lutte pour l’hégémonie qui constitue le moteur de la vie politique entre les états du monde grec au IVe siècle et qui façonne également les évolutions des systèmes politiques, dont la diversité perdure tout au long de l’époque classique » (p. 359).
Les auteurs présentent la palette nuancée des régimes politiques de la Grèce classique. Les Grecs ont inventé plusieurs types d’organisations politiques comme l’état fédéral qui permet aux petites cités de s’allier en se dotant de finances et d’une armée communes, pour peser face aux autres cités. Des monarchies, sous formes de tyrannies ou de royautés, existent, en Macédoine par exemple. Le livre dévoile la réflexion politique menée pendant toute la période de la Grèce classique ; la philosophie politique de Platon et Aristote est connue mais les auteurs mettent aussi en lumière la densité de la réflexion pour les philosophes mais aussi les historiens et les dramaturges.
Un éclairage salutaire sur l’héritage de la Grèce classique pour notre monde contemporain
L’héritage de la Grèce classique est dense : bases de la démocratie, théâtre, poésie, art oratoire, philosophie. Ses fonctionnements nourrissent notre monde contemporain et la lecture de ce livre éclaire nos débats actuels.
En particulier, ce livre permet d’appréhender, en détails, le fonctionnement de la démocratie athénienne comme un système à la fois institutionnel, social et épistémique. Comme le montre Chloé Santoro, postdoctorante à l’université Paris-Est-Créteil, dans sa récente thèse La Nouvelle Athènes : sur la possibilité d’une rencontre entre la cité ancienne et les aspirations démocratiques contemporaines, soutenue en mars 2025, ce régime « fonctionnait selon un principe de délibération citoyenne » impliquant des citoyens ordinaires tirés au sort, un enseignement plus proche des dispositifs délibératifs actuels que de nos institutions représentatives. Catherine Grandjean et ses collègues procurent les matériaux prouvant qu’Athènes a développé des outils pour construire la capacité collective du corps civique, et que « cette radicalité démocratique reste largement sous-estimée » (Santoro). L’historiographie récente mobilisée dans le livre en révèle le fonctionnement complexe et nous amène à repenser la démocratie comme un dispositif de production de la décision populaire éclairée. La lecture de l’ouvrage alimente notre réflexion autour de la crise politique traversée et du paradoxe actuel, analysé par Chloé Santoro (« Dans nos régimes représentatifs, le peuple est souverain, mais il n’exerce paradoxalement sa souveraineté qu’en désignant un représentant qui décidera à sa place. C’est, selon moi, cette conception paradoxale de la démocratie qui explique en partie la profonde crise de légitimité à laquelle nous assistons aujourd’hui. ») et nous invite à nous inspirer du modèle athénien qui nous montre que « la souveraineté populaire doit être construite, sur le temps long, par des institutions plutôt complexes » (Santoro, 2025).
Le livre dépasse donc son intérêt historique indéniable et s’avère aussi précieux pour tenter de mobiliser l’intelligence collective sur le plan politique.


