« Diogène, voyant tant d’hommes venir à lui, se souleva légèrement et fixa son regard sur Alexandre qui lui adressa la parole pour lui demander s’il avait besoin de quelque chose. “Oui, répondit le philosophe, ôte-toi un peu de mon soleil’’ ». Cet épisode est l’un des évènements les plus connus de la vie du philosophe cynique, et rappelle que depuis le IVe siècle avant notre ère Diogène est demeuré une figure importante de la culture occidentale. Au sein de cette biographie publiée par les PUF en 2020, Jean-Manuel Roubineau, maître de conférences en histoire ancienne à l’université Rennes 2 et chargé de cours à l’Université libre de Bruxelles, dresse le portrait de « ce penseur aux mille vies ».

Comme le souligne l’auteur, après deux millénaires, le souvenir de Diogène reste intact. Le philosophe est même utilisé comme argument touristique notamment dans sa région natale et comme référence patrimoniale notamment en Grèce. Il est surtout resté une source d’inspiration pour les auteurs dès la Renaissance et cela ne s’est pas démenti jusqu’au XIXe siècle. Pour Jean-Manuel Roubineau, cette postérité est notamment due aux extravagances de comportement du cynique, à son choix de la mendicité ainsi qu’à des anecdotes comme celle citée en introduction qui ont créé la légende du philosophe.
Si Diogène n’a pas été oublié, sa pensée philosophique, le cynisme, n’a pas toujours reçu le même traitement que les autres pensées philosophiques. La pensée cynique est parfois absente de certains ouvrages sur les écoles philosophiques dès l’Antiquité. Selon l’auteur, « le cynisme n’est pas une simple doctrine mais une philosophie en actes, mise en œuvre par ses partisans », ce qui expliquerait le traitement réservé à cette école. Le cynisme est donc « animé de la volonté d’être immédiatement intelligible de tous, que l’on ait ou non reçu une formation intellectuelle ». Le cynisme, terme formé sur le mot grec désignant le chien, avait dès l’Antiquité une connotation péjorative, car il avait été forgé par les adversaires des cyniques pour critiquer, attaquer et dégrader Diogène et ses disciples. Par exemple Platon se moque de la proximité entre la vie de Diogène et celle des chiens. Plus tard, l’adjectif cynique est entré dans la langue française non pas pour désigner une école philosophique, mais pour qualifier un comportement qui méprise les conventions sociales, l’opinion et la morale. Ainsi, nous comprenons mieux pourquoi les Anciens ont régulièrement refusé à Diogène le titre et la fonction de philosophe.
Jean-Manuel Roubineau explique que les Anciens ne sont pas pour autant les seuls fautifs du mauvais traitement de la pensée cynique ; les modernes ont également leur part de responsabilité étant donné que Diogène est principalement étudié dans le cadre de l’histoire de la philosophie. Il est rarement travaillé sous le prisme de l’économie, de l’anthropologie, de la sociologie ou encore de l’histoire. Pourtant, selon l’auteur les historiens ont tout intérêt à se pencher sur la vie du philosophe, car il est un témoin du monde des cités du IVe siècle avant notre ère. Étudier sa vie permet d’appréhender à la fois les mobilités des populations dans le monde méditerranéen, les changements dans les positions sociales dans les sociétés, les différents statuts existant dans les cités grecques ainsi que le sort réservé aux étrangers dans les cités.

Malgré une œuvre scientifique et artistique abondante, les textes issus de la main de Diogène sont extrêmement rares. Seuls quelques fragments d’un ouvrage, Politeia (La République) ont été conservés par l’intermédiaire du philosophe Philodème de Goda au Ier siècle av. J.-C.. Les sources concernant la vie de Diogène sont elles-mêmes très largement postérieures à la vie du cynique. Le philosophe est surtout connu grâce à de nombreux textes anciens dont celui d’un homonyme, Diogène de Laërte qui a vécu au IIIe siècle de notre ère. Il a réalisé un portrait à mi-chemin entre la biographie et la doxologie de tous les philosophes ayant compté, et un de ses livres est consacré aux cyniques, dont Diogène.
Nous ne conservons que peu d’images de Diogène et elles ne représentent pas le philosophe tel qu’il devait être car les représentations que nous avons de lui sont tardives et stéréotypées. Elles suivent les canons de la représentation des philosophes avec entre autres la barbe longue et les cheveux courts. Toutefois, même si les représentations de Diogène ne sont pas réalistes, elles traduisent néanmoins sa postérité dans la mémoire des anciens Grecs.

L’ouvrage est organisé en quatre chapitres qui présentent tour à tour les facettes du philosophe : une vie dans l’exil, la question de la pauvreté, le rapport au corps et la pensée de Diogène.
L’auteur rappelle que nous ne savons pas grand chose sur Diogène. Il serait né entre 412 et 403 av. J.-C. et serait mort dans les années 320. Il est le fils d’un citoyen de Sinope et donc appelé à le devenir également. Les responsabilités exercées par son père au sein de la cité, ainsi que le niveau d’instruction de Diogène laissent penser qu’il vient d’une famille disposant d’un patrimoine important. Toutefois, il est dans l’obligation de s’enfuir de Sinope après avoir participé à une entreprise de falsification monétaire avec son père.
L’exil est le point de départ de sa conversion à la philosophie, d’autant plus que « l’exil est conçu dans la pensée cynique comme l’expérience ultime du détachement, du renoncement, de la mise à distance de ce à quoi l’on tient ». Cette vie dans l’exil ainsi que la variété des statuts juridiques qu’il a endossés (citoyen, métèque, esclave, affranchi) sont également des facteurs d’explication du modèle cosmopolite qui a survécu à Diogène et a été repris par l’école cynique puis par l’école stoïcienne.
En effet Diogène se définit comme citoyen du monde et développe l’idée de cosmopolitisme. Ce terme est à comprendre dans son sens ancien : c’est d’abord et avant tout le fait de refuser l’ensemble des appartenances sociales d’un individu (à la cité, à la famille et à toute sorte d’associations existant à son époque). Pour l’auteur, le refus de l’enracinement chez Diogène est directement lié au déracinement que le philosophe a connu en quittant Sinope.

Jean-Manuel Roubineau met en évidence le paradoxe de Diogène face à la question de l’argent. Diogène dénonce « la place démesurée accordée à l’argent dans les sociétés de son temps ». Il fait le choix de la mendicité et d’une vie sans confort. Cependant, lorsqu’il choisit une vie philosophique de mendiant, Diogène évolue dans un univers où les mendiants sont décriés, attaqués, critiqués. Toutefois, il considère que l’on ne doit pas vivre aux crochets d’autrui. Ainsi il donne lui-même des conseils, des suggestions, des remarques en échange des aumônes qui lui sont offertes. Il se définit comme « riche sans une obole », car Diogène réintroduit (après Socrate, Antisthène et Xénophon) la distinction entre le fait de pauvreté et le sentiment de pauvreté. Par conséquent, pour Diogène, le véritable riche est celui qui arrive à satisfaire l’intégralité de ses besoins.
On découvre également une autre facette du philosophe au moment de son expérience de l’esclavage, où son maître Xéniade le Corinthien lui reconnaît des compétences gestionnaires en lui confiant la gestion d’une partie importante de sa maisonnée. Ainsi, Diogène avait des savoirs-faire en matière de gestion domestique, qu’il a par ailleurs théorisé dans un traité, aujourd’hui perdu, sur la richesse.

L’auteur explique que l’originalité de la pensée cynique se trouve dans la combinaison de l’idéal de retour à la nature et de l’idéal de simplicité. Pour le philosophe, et selon les situations de la vie, « c’est en imitant le monde animal ou en simplifiant sa conduite que l’homme accède à la liberté et à l’autosuffisance, et se tient à l’écart des différentes formes de servitude ».
Dans l’idéal de nature, Diogène fait une sorte de hiérarchie entre les dieux, les animaux et les hommes, en fonction de leur degré d’autarcie. Ainsi les dieux sont au sommet, car ils n’ont besoin de rien, les animaux se trouvent juste en-dessous, et les hommes, qui ont créé de très nombreux besoins artificiels, se situent en bas de cette échelle. Par conséquent, Diogène invite ses congénères, non pas à imiter les dieux car ils sont inaccessibles, mais à se rapprocher des animaux. C’est la raison pour laquelle Diogène mobilise de très nombreux animaux, comme la souris, le poisson, pour les utiliser comme des modèles. Il ajoute même que les animaux n’ayant pas connaissance de l’existence des dieux, ne vivent pas dans la crainte de leur puissance.
Le chien tient une place toute particulière chez les cyniques. Diogène, comparé par ses détracteurs à cet animal, a érigé cette insulte en symbole philosophique. Pour lui, le chien est un type d’animal dont on peut copier l’attitude dans de nombreuses circonstances. Diogène s’inspire du chien en vertu de la simplicité de l’existence de l’animal, ce qui l’amène à refuser le mariage, les rituels funéraires ou certains tabous d’ordre alimentaire ou sexuel.

Pour conclure, ce petit ouvrage est très enrichissant pour les lecteurs qui veulent découvrir ce philosophe et ainsi dépasser la figure semi-légendaire présentée dans les anecdotes. La lecture de ce livre est aisée grâce à l’écriture fluide de l’auteur comme il l’avait déjà montré dans ses deux précédents ouvrages concernant les cités grecques et Milon de Crotone.