Bruno Modica est chargé de cours en relations internationales à l’IEP de Lille.

Ce film est parvenu au service de presse des Clionautes quasiment en même temps que la sortie du numéro du courrier international d’octobre 2007 et quelques jours après l’annonce par Poutine lui-même de son intention de conduire la liste de son parti aux élections législatives. (1er octobre 2007). D’un certain point de vue, la question posée par Tania Rakhmananova en conclusion de son film sur les moyens que Poutine pourrait trouver pour se maintenir au pouvoir a trouvé sa réponse au début de ce mois d’octobre 2007.

Assurément Poutine est un grand homme d’État comme la Russie a su en fournir. Dénué de scrupules, capable de tout pour la grandeur de la Rodina, la mère patrie. A l’image de Pierre le Grand, Poutine entend se mettre à l’école de l’Occident pour bien des choses mais pas pour la démocratie. Le pouvoir, on le lui a donné, dans l’entourage d’un président Eltsine malade, qui cherchait à éviter qu’un Evgueni Primakov, considéré comme incorruptible ne nettoie les écuries d’Augias d’un pouvoir en décomposition. Poutine l’a pris, en donnant l’apparence d’un petit apparatchik qui changerait seulement de bureau et qui laisserait la « famille » d’Eltsine conserver la réalité du pouvoir.

Seize mois plus tard, il se retourne contre ceux là mêmes qui avaient construit son parti, acheté les journalistes, bâti son image, pour les museler ou les pousser à l’exil. Ce sont ceux là mêmes qui l’avaient servi dans sa marche au pouvoir qui montrent sans aucune honte d’ailleurs leur déception… Les plus amers ce sont ces femmes et ces hommes de la première chaîne russe, Xenia Ponomareva et Dorenko, le PPDA russe, qui ont contribué à faire de Poutine, cet obscur sous-colonel du KGB, devenu patron du FSB un président tout puissant. Ils auraient dû se méfier pourtant. La première intervention publique de Poutine était d’empêcher le procureur général de Russie de poursuivre une enquête pour corruption dans l’entourage même d’Eltsine.
Pour faire cesser l’enquête du procureur le Kremlin a construit une manipulation grossière à partir d’une cassette pornographique mettant en scène les ébats présumés du procureur. (Un acteur lui ressemblant vaguement), mais déjà Poutine montrait qu’il faisait fi de la réalité et qu’il était prêt à tout cautionner pour prétendre au pouvoir suprême. Et puis ce sont les oligarques de l’entourage d’Eltsine, ceux qui ont acheté pour un rouble symbolique des pans entiers de l’industrie d’extraction de matières premières de l’ex-URSS qui lui ont ouvert les portes du pouvoir.

La déception des oligarques

Soyons clair, ce film est remarquable et devrait être montré largement. On y retrouve les mécanismes de la conquête du pouvoir démontés avec beaucoup de précision. L’utilisation de la guerre, ici en Tchétchénie, la manipulation des images, la violation de la vie privée… Sur le fond, les services du KGB que l’on appelait à l’époque soviétique « l’épée et le bouclier du Parti » n’ont pas vraiment changé de méthodes. Ils y ont simplement rajouté les techniques modernes de la communication politique.
Remarquablement filmée également la déchéance physique de Boris Eltsine qui abandonnera le pouvoir le 31 décembre 1999 à la surprise générale. Cet homme malade, victime de ses excès de boisson, qui a subi un quintuple pontage coronarien, est sous influence d’une encombrante famille. Sa fille Tatiana, son gendre, ont préparé cette transition surprise qui propulse de fait Poutine dans le fauteuil présidentiel. En mars, il est élu avec 53% des voix, 72 % quatre ans plus tard et aujourd’hui son parti « Russie unie » est crédité de 80 % des intentions de vote.

Manipulations présumées

Le film démonte aussi l’utilisation par Poutine et sans doute des services du FSB de la guerre en Tchétchénie et des attentats de Moscou du 9 septembre 1999. Avant son arrivée au pouvoir comme après le maître du Kremlin a multiplié les voyages sur le lieu des affrontements, entrepris aussi une campagne de communication militaire en volant à bord des avions de combat russes et en affichant clairement sa volonté de moderniser l’armée.
En huit ans, Poutine a réussi ce qu’il souhaitait entreprendre. La conjoncture liée au renchérissement des matières premières énergétiques a été particulièrement favorable et son action de lutte contre la corruption, même si elle est davantage médiatique qu’effective lui a valu la reconnaissance des Russes. Elle lui a permis aussi d’éliminer ses concurrents éventuels par anticipation, une bonne vieille technique héritée du stalinisme.

Mais si c’est incontestablement un grand homme d’État, son absence totale de morale et les liens particuliers qu’il tisse avec une partie significative de la population constituent une force et une faiblesse. La société civile russe est anesthésiée par le charme présidentiel, et les démocrates sont ultra-minoritaires. Mais il ne faut pas désespérer du réveil et le désenchantement est toujours possible.
Ce film est un exemple remarquable de ce que peut-être du journalisme d’investigation et permet d’élaborer une réflexion sur le pouvoir et sa conquête bien utile. Par ailleurs, et vu de l’hexagone, cette stratégie d’omniprésence mais aussi d’omnipotence médiatique du chef de l’État russe en rappelle une autre.

Bruno Modica © Clionautes