Denis Lefebvre : un journaliste-historien spécialiste de la relation de la franc-maçonnerie avec le socialisme français

Comme journaliste professionnel, Denis Lefebvre est l’ancien rédacteur en chef des publications de l’OURS, et directeur de la revue Histoire(s) socialiste(s). Il préside depuis 1996 le centre Guy Mollet (association créée en 1976) et, depuis 1992, il exerce les fonctions de secrétaire général de l’Office Universitaire de Recherche Socialiste (OURS, fondé en 1969 par Guy Mollet).

Il fonde, en 2003, la collection L’Encyclopédie du socialisme, dont il assure la direction. Cette collection a publié depuis cette date une quarantaine d’ouvrages dans des genres très différents : biographies, essais contemporains et historiques, recueil de textes choisis, etc. Il collabore à de nombreuses publications (Gavroche, Communes de France, Historia, La Chaîne d’union, Humanisme, L’Idée libre, Franc-maçonnerie magazine, etc.) dans lesquelles il publie des chroniques littéraires et des essais historiques. Ses livres, articles et conférences couvrent deux champs principaux : l’histoire du socialisme et celle de la franc-maçonnerie. Ses dernières publications ont été :

  • Arthur Groussier, le franc-maçon réformiste, Collection « Pollen maçonnique N°7 », Éditions Conform, 2016.
  • Marcel Sembat. Franc-maçonnerie, art et socialisme à la Belle Époque, Dervy, 2017.
  • Fred Zeller, franc-maçon, artiste peintre et militant au XXe siècle, Collection « Pollen maçonnique N°15 », Éditions Conform, 2018.
  • Les secrets de l’expédition de Suez, 1956, Éditions du CNRS, collection Biblis, 2019.
  • Henri La Fontaine, franc-maçon, Éditions de la Fondation Henri La Fontaine, Bruxelles, 2019.
  • Communisme et franc-maçonnerie ou la 22ème condition…, Collection « Pollen maçonnique N°21 », Éditions Conform, 2020, constitue à la fois la dernière publication de Denis Lefebvre et celle de la collection « Pollen maçonnique » aux Éditions Conform.

Sur le plan politique, il a été conseiller municipal PS de Bondy (Seine-Saint-Denis) de 1983 à 1995, dans les équipes animées par le maire PS Claude Fuzier.

La 22ème condition ou l’incompatibilité entre communisme et franc-maçonnerie

En introduction, Denis Lefebvre explique que le congrès de Tours de décembre 1920 voit la scission de la SFIO, et la naissance du Parti communiste français. Les 21 conditions d’adhésion à l’Internationale communiste (IC) entrent dans l’Histoire du mouvement ouvrier. À l’époque, certains ont parlé d’une vingt‑deuxième condition, évoquant l’incompatibilité entre franc-maçonnerie et communisme. Sans évoquer avec précision son contenu, Léon Blum y fait référence dans un article publié, le 27 octobre 1920, dans l’Humanité : « Je suis tout prêt, écrit-il, à abandonner la discussion qui parait tant déplaire à nos adversaires et qui va parfois jusqu’à altérer leur humeur : la discussion sur les neuf, ou dix-huit ou vingt et une conditions – ou peut-être même vingt-deux, à ce qu’on chuchote. ». Dans tous les cas de figure, les communistes francs-maçons étaient nombreux, en 1920, en France.

Cet (petit) ouvrage de 94 pages comprend un sommaire (p. 3), une introduction (p. 5-7), 4 chapitres (p. 8-81), une conclusion (p. 82-85), deux annexes (p. 86-91) et, enfin, une bibliographie / sources (p. 93).

Pour rédiger son ouvrage, l’auteur s’est appuyé sur les sources suivantes : les archives du Grand Orient de France et de la Grande Loge de France (circulaires, dossiers des loges, comptes rendus des convents et des conseils de l’ordre, fichier des francs-maçons pour la IIIe République), les archives de l’OURS (Office universitaire de recherche socialiste, Paris), les archives du Parti communiste français (Archives départementales de la Seine-Saint-Denis) et, enfin, les archives personnelles de l’auteur. Concernant la bibliographie utilisée par Denis Lefebvre, les ouvrages de référence sur l’histoire de la franc-maçonnerie, du socialisme et du communisme sont cités en notes de bas de page, au fil du livre.

Chapitre 1 : Tours et l’avant-Tours

Dans le chapitre 1, intitulé « Tours et l’avant-Tours » (p. 8-20), l’historien montre que la 22ème condition stipulant l’incompatibilité de la double appartenance au futur parti socialiste SFIC (sic !) et à la franc-maçonnerie a été fait adopter par l’italien Giacinto Serrati, à l’occasion du 2e congrès de l’Internationale communiste, en juin 1920. Cette dernière est édictée spécialement pour la SFIO mais les francs-maçons (futurs) communistes pensent qu’elle ne sera jamais appliquée. De plus, lors du 18e congrès du parti socialiste SFIO qui a lieu du 25 au 30 décembre 1920, la 22e condition disparaît par enchantement, entre Paris et Tours…

Cependant, par deux fois, lors des congrès de 1906 et 1912, la SFIO a déjà été confrontée à des motions condamnant la double appartenance SFIO / Organisations (franc-maçonnerie ET Ligue des Droits de l’Homme). La motion d’interdiction a failli passer en 1906 et la question est réglée nettement en 1912 en laissant la liberté à chaque militant SFIO d’appartenir aux organisations de leur choix. Chaque chapelle socialiste abritait en son sein des francs-maçons des deux obédiences françaises (GODF et/ou GLDF), à l’exception des guesdistes hostiles par principe.

Denis Lefebvre clôt le premier chapitre avec l’exemple du frère Laurent Rozières (1889-1955), instituteur de métier et initié au GODF, en 1911. Il rejoint parallèlement la GLDF pour y créer la loge Jean-Jaurès qui s’intègre dans la vie politique française, plus particulièrement à celle de la SFIO, très divisée sur la question de la guerre (à poursuivre ou pas ?), et sur la question de la révolution bolchevique de 1917. Fin 1922, Laurent Rozières quitte la franc-maçonnerie après le 4e congrès de l’IC pour rejoindre la SFIC avec 3 autres frères de sa loge et après avoir été un « sous-marin » du futur PCF en accomplissant sa mission de propagande en faveur de la Révolution russe, au sein des loges de la GLDF.

Chapitre 2 : L’Internationale communiste et la question française

Dans le chapitre 2, titré « L’Internationale communiste et la question française » (p. 21-39), l’auteur revient sur le 4e congrès de l’IC, qui se tient à Moscou, du 5 novembre au 5 décembre 1922. Ce dernier est fondamental car il jette les bases de la remise au pas de la SFIC qui, selon les Soviétiques, n’est pas encore devenue « une organisation disciplinée et centralisée », soit un véritable parti communiste.  

Lors de ce 4e congrès de l’IC, Léon Trotski (ayant une grande culture livresque sur la franc-maçonnerie) lance dans son rapport sur la question de la SFIC qu’il faut balayer avec « un balai de fer » la franc-maçonnerie (ainsi que la LDH) du futur PCF car « la maçonnerie ne représente rien d’autre qu’un processus d’infiltration de la petite bourgeoisie dans toutes les couches sociales » (p. 25), dit-il déjà en juin 1921, lors du 3e congrès de l’IC. Bref, la SFIC doit être épuré avant le 1er janvier 1923.

Denis Lefebvre fait une revue de presse des journaux français de l’époque qui ont évoqué les décisions et les conséquences de ce 4e congrès de l’IC. La presse généraliste (L’œuvre, Le Temps et La Lanterne) est lucide et constate l’épuration de la SFIC (édition du 20 décembre). Quant à la presse communiste nationale (L’Humanité du 18 et 30 décembre 1922) et départementale, elle engage la lutte à tous les niveaux en adhérant massivement aux conclusions du 4e congrès de l’IC. La presse socialiste SFIO est, quant à elle, partagée (voir l’éditorial de l’ancien guesdiste Paul Faure dans Le Populaire de Paris du 21 décembre 1922) même si la majorité soutient les francs-maçons communistes par…anticommunisme !

Très vite, les francs-maçons communistes pensent la résistance possible en se réunissant au siège du GODF, le 19 décembre 1922, contre l’avis du PCF. Ils sont plusieurs centaines (semble-t-il !) présents et souhaitent la non-application de la mesure anti-maçonnique du 4e congrès de l’IC puis ils décident de demander une entrevue au comité directeur du PCF qu’ils obtiennent, le 21 décembre suivant. Selon L’Humanité du 23 décembre 1922, le PCF appliquera la décision du congrès de Moscou. C’est un verdict sans appel !

Chapitre 3 : Les réactions de la franc-maçonnerie

Avec le chapitre 3, l’historien étudie « Les réactions de la franc-maçonnerie » (p. 40-50) française qui poussent les francs-maçons communistes à rester maçons. L’auteur prend pour seul exemple l’attitude de la principale obédience maçonnique française : le GODF, dans son compte rendu des travaux du conseil de l’ordre du 3 janvier 1923. Ce dernier, très succinct, fait part du débat sur la position du mouvement communiste face à la franc-maçonnerie mais aussi de la réaction des francs-maçons de l’obédience à opposer au fascisme italien ! En conséquence, le 15 janvier 1923, le conseil de l’ordre du GODF envoie une circulaire aux loges définissant la position de l’obédience vis-à-vis des communistes et des fascistes.

Concernant les francs-maçons communistes démissionnaires de la franc-maçonnerie, le GODF et la GLDF « ont un temps réagi différemment, en imaginant exclure les démissionnaires…étrange réaction. » (p. 47). Elles estiment que les démissionnaires, en quittant la franc-maçonnerie sous des influences étrangères, trahissent le serment maçonnique qu’ils ont prononcé au moment de leur initiation, selon le compte rendu du conseil de l’ordre du GODF, du 5 février 1923. La GLDF a retenu la même procédure mais fait marche arrière par la suite, dans sa réunion du 5 mars 1923, pour non-conformité aux règlements généraux de la GLDF… !

Chapitre 4 : Les départs

Dans le chapitre 4, appelé « Les départs » (p. 51-81), l’auteur « regroupe deux catégories de francs-maçons : ceux qui quittent la franc-maçonnerie, ceux qui quittent la Section Française de l’Internationale Communiste (entre démissions et exclusions, tous en application des décisions du 4e congrès de Moscou. » (p. 51). D’un point de vue méthodologique, il est difficile de quantifier le phénomène en raison de l’absence de sources précises (fichier maçonnique du régime de Vichy non exhaustif, erreurs et approximations du Maitron imprimé, listes très maigres de L’Humanité, etc…). De plus, parmi les exclus du PCF, nous trouvons pêle-mêle des francs-maçons, des ligueurs de la LDH et des journalistes collaborateurs à des journaux « bourgeois ».

Pour les francs-maçons communistes rompant avec les obédiences maçonniques, les jugements sont divergents. D’après le GODF (dans une publication de juin 1923), les démissions tant au GODF qu’à la GLDF « sont en très petit nombre » alors qu’en 1946, la GLDF publie que le plus grand nombre des francs-maçons communistes « s’inclinèrent et quittèrent les temples, quelques-uns la mort dans l’âme. » (p. 55). Concernant le cas des francs-maçons communistes avérés ayant quitté la franc-maçonnerie, Denis Lefebvre rappelle le cas de Laurent Rozières et cite la tragédie d’Antoine Ker. Ce dernier, initié en 1909 à la GLDF, démissionne de son obédience, le 17 décembre 1922, ainsi que du secrétariat du PCF pour finalement mourir en juillet 1923, brisé. Pour ces derniers, c’est la double peine avec une période « de pénitence » avant de retrouver des postes importants au sein du PCF mais L’Humanité met en avant quelques noms de « partants » de la franc-maçonnerie pour servir d’exemples comme le publiciste Louis Gélis (1886-1940).

Reste le cas des francs-maçons communistes exclus ou démissionnaires du PCF qui restent fidèles à la franc-maçonnerie française. Dans son édition du 18 janvier 1923, L’Humanité annonce l’exclusion de 86 « traîtres » (dont des francs-maçons) et dans celle du 23 décembre, le quotidien communiste consacre deux articles à deux exclus de renom : Jules Nadi (Pomaret de son vrai nom) et Edmond Soutif, membre du bureau et du comité directeur du PCF, avec Antoine Ker. Comme le note finement Denis Lefebvre, « la 22e condition permet de frapper tous azimuts, et de s’en prendre aux proches de Frossard. » (p. 69).

Avant d’étudier les cas de Louis-Oscar Frossard et d’André Marty, l’auteur cite des francs-maçons communistes démissionnaires importants : Charles Auray (maire de Pantin), Antonio Coen (1885-1956) secrétaire adjoint du PCF et futur grand-maître de la GLDF en janvier 1956, Jean-Maurice Lahy (brillant universitaire, membre du conseil de l’ordre du GODF) et, notamment, le tourangeau Gaston Delavière, pour la province. Concernant le cas L.-O. Frossard, il fut bien franc-maçon au GODF, mais seulement à partir du 24 février 1926 (et à l’issue de la seconde candidature !) et jusqu’en 1937, donc bien après sa démission du PCF alors qu’il en était le secrétaire général !

Enfin, l’historien termine le dernier chapitre avec le cas d’André Marty surnommé « le mutin de la mer Noire ». André Marty est franc-maçon à la GLDF, (probablement) depuis 1913. En 1919, il est officier mécanicien sur un torpilleur et « prend une part active dans la mutinerie des bâtiments de la marine française ancrés en rade d’Odessa » (p. 76) qui lutte contre la révolution bolchévique. La mutinerie est matée et Marty condamné à 20 ans de travaux forcés, en juillet 1919 puis gracié en juillet 1923, après une intense mobilisation en sa faveur (la SFIO puis le PCF, syndicats, la LDH, les anciens combattants de la FNCR ainsi que le GODF et la GLDF confondus). Sitôt libéré, André Marti retourne à Perpignan pour démissionner de la GLDF, en août 1923 et adhérer au PCF, au même moment, jusqu’à son exclusion début 1953 ! Le vénérable de la loge d’André Marty le défend auprès du grand maître de la GLDF en écrivant qu’il souffre d’une grave dépression.

Une mise au point sur la « fameuse » 22e condition de l’Internationale Communiste

En guise de conclusion provisoire, avec son dernier ouvrage Communisme et franc-maçonnerie ou la 22ème condition…, Denis Lefebvre a fait œuvre salutaire, en ces temps de commémoration du centenaire du Congrès de Tours, en publiant cette mise au point sur la 22e condition de l’Internationale communiste. Malgré quelques scories typographiques (p. 54 et 75), l’ouvrage est agréable à lire et rectifie quelques erreurs historiques, comme par exemple, au sujet de L.-O. Frossard. Ce petit livre devrait trouver sa place dans la littérature foisonnante du Centenaire du Congrès de Tours.

© Les Clionautes (Jean-François Bérel pour La Cliothèque)