Michel Carrard est maître de conférences HDR en Aménagement de l’espace-urbanisme à l’université du Littoral Côte d’Opale et membre du laboratoire TVES (ULR 4477). Dans cet ouvrage, il se propose de démontrer l’utilité de la théorie des jeux pour évaluer les options possibles face à un aménagement territorial. Comme le souligne Guy Baudelle dans sa préface, la thèse est brillante et l’idée s’avère passionnante.
Le pari de Michel Carrard est d’appréhender et d’analyser par la théorie des jeux les conflits d’aménagement et la question des représentations qu’ils soulèvent. Qu’est-ce que la « théorie des jeux » ? Il s’agit d’une théorie mathématique des comportements stratégiques développées si on en croit Nicolas Eber[1] en 2004. Elle analyse les jeux de sociétés comme, par exemple, les mécanismes de décision dans le cadre d’une partie d’échecs. Ces premiers travaux sur les jeux sont menés dès le XVIIe siècle par des mathématiciens comme Blaise Pascal ou Pierre de Fermat. L’application de la théorie des jeux au domaine économique débute au début du siècle dernier. En 1928, le mathématicien John von Neumann propose le premier théorème de la théorie des jeux. Le théorème du minimax garantit une solution pour tout jeu à somme nulle à deux joueurs. Dans les jeux à somme nulle, ce qui est gagné par un joueur est automatiquement perdu par l’autre. La stratégie du minimax est la stratégie qui assure à un joueur un gain égal au plus petit des gains maximaux qu’il peut faire lorsqu’il anticipe le choix des autres joueurs.
William Poundstone donne l’exemple de la meilleure façon de partager un gâteau entre deux enfants. Quel que soit le soin apporté à la découpe du gâteau, l’un des enfants se sentira lésé parce qu’il estimera avoir eu la plus petite part. Dans ces conditions, la solution consiste à laisser l’un des enfants découper le gâteau en le prévenant que l’autre prendra le morceau de son choix : le premier ne peut pas se plaindre que les parts sont inégales puisque c’est lui qui les a coupées ; le second n’a rien à dire non plus puisqu’il a choisi la part qu’il voulait.
Outre les jeux à somme nulle, Carrard expose le cas des jeux non coopératifs, ceux dans lesquels les comportements des joueurs sont égoïstes et opportunistes et cherchent à chaque instant l’action qui leur apporte la satisfaction maximale. Dans le cadre des jeux non coopératifs, le concept de solution privilégié est l’équilibre de Nash[2]. La guerre des sexes offre un exemple célèbre de jeu admettant deux équilibres de Nash. Un couple désire sortir ensemble, mais l’homme et la femme ne sont pas d’accord sur le but de la sortie. Monsieur veut aller au cinéma et madame préfère faire du shopping. Chacun dispose de deux stratégies : être intransigeant (I) ou transigeant (T). L’absence d’accord par excès d’intransigeance est la pire solution (II). Deux époux transigeants (TT) sont incapables de se mettre d’accord. Les meilleures réponses pour chaque joueur sont les deux équilibres de Nash (IT) et (TI) : un des deux époux est intransigeant pendant que l’autre est transigeant.
L’idée fantastique de Michel Carrard est d’adapter les théorèmes de la théorie des jeux à l’aménagement du territoire pour aider le décideur en proposant ce qu’il nomme une modélisation réflexive. Une des premières illustrations est le projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes (NDDL). La problématique du projet d’aéroport NDDL concernait différentes catégories d’acteurs : l’Etat, les collectivités (Nantes et Rennes), les gestionnaires des aéroports impactés, les compagnies aériennes et le public. Trois interactions peuvent être étudiées : aéroport/collectivités ; aéroport/compagnies aériennes et Nantes/Rennes. Michel Carrard propose d’analyser la première interaction au crible du « jeu des collectivités ». L’objectif est alors d’explorer les conséquences des deux options ouvertes lors du débat public (2003) : NDDL, aéroport du Grand Ouest (coopération entre les aéroports impactés) vs NDDL, le plus grand aéroport de l’Ouest (concurrence entre les aéroports). Dans cet exemple, deux joueurs sont opposés : deux collectivités, A et B, qui possèdent chacune un aéroport, A plus importante que B. Chacun des joueurs a le choix entre deux familles de stratégies (coopération et concurrence), quatre scénarii sont alors possibles.
Selon la loi des maximums, le joueur A qui veut asseoir son leadership aéroportuaire pourrait classer les scenarii par ordre de préférence ainsi : c>d>a>b. Le joueur B qui rechercherait à résister et à préférer le statu quo aurait ses préférences classées dans cet ordre : a>b>d>c. Pour illustrer de manière quantitative les conséquences de ces hypothèses sur les deux collectivités, Carrard attribue une valeur relative (allant de 3 pour le premier choix à 0 pour le dernier) à chaque ordre de préférence. Ce chiffrage permet de déterminer une matrice de paiement des différents scenarii.
Collectivité B Collectivité A |
Coopération | Concurrence |
Coopération | Gestion négociée
(1,3) |
Leadership contrarié
(0,2) |
Concurrence | Relation hiérarchique
(3,0) |
Gestion concurrentielle
(2,1) |
L’équilibre de Nash du « jeu des collectivités » correspond alors au scenario « gestion concurrentielle » qui maximise à la fois le gain de A et B. Le croisement de ces préférences, précise Carrard, permet d’évaluer la robustesse de chaque scénario.
Dans une seconde partie, Michel Carrard propose une série d’exemple de jeux-types et de modélisation réflexive et l’aménagement du territoire. Pour ce faire, l’auteur s’appuie sur les lois de la production des territoires proposés par Roger Brunet en 2005 dans Le développement des territoires, qui sont « des lois de l’action humaine s’exerçant sur des milieux déjà là et en fonction d’objectifs définis ». S’en suit alors une taxinomie de quatre jeux-type qui sont développés par l’auteur à partir d’exemples concrets : le jeu avec équilibre de Nash unique, celui du dilemme du prisonnier, celui de la multiplicité d’équilibres de Nash optimaux et celui de la multiplicité d’équilibres de Nash non optimaux.
Chaque situation explore un aspect particulier du comportement possible et prévisible de collectivités territoriales rationnelles en interaction. Cette typologie permet de concevoir les principales difficultés auxquelles vont devoir faire face les parties prenantes dans certaines situations données. La fin de l’ouvrage présente certains enseignements de stratégies particulières en particulier celle du dilemme du prisonnier. Ce dernier est présent dans de très nombreuses situations sociales. Ainsi, observe-t-on le rôle des effets du voisinage pour expliquer la dégradation du patrimoine urbain dans certains quartiers de villes américaines. Si un propriétaire investit dans un quartier délaissé en reconstruisant ou réhabilitant un immeuble, il créé des externalités positives pour les propriétaires voisins. Ces derniers peuvent alors augmenter leurs loyers sans avoir eux-mêmes besoin d’investir. A l’inverse, le propriétaire qui a investi supporte des externalités négatives du fait du mauvais état des immeubles du quartier. Chaque joueur dispose d’une stratégie dominante qui est de ne pas rénover et d’attendre que les autres fassent. L’issue est donc que personne ne rénove. C’est un équilibre de Nash sous optimal.
Pour sortir d’un dilemme du prisonnier, la stratégie « Tit-for-Tat » ou donnant-donnant mise au point par Anatol Rapoport peut utilement inspirer les acteurs du territoire. Robert Axelrod préconise quatre règles de comportement : ne pas être trop envieux ; ne jamais être le premier à faire cavalier seul ; pratiquer la réciprocité dans la coopération comme dans la défection ; enfin, ne pas être nécessairement trop malin.
L’ouvrage de Michel Carrard est absolument passionnant. En donnant des outils d’aide à la décision territoriale, il ouvre la réflexion sur les politiques d’aménagement et sur l’interactivité des acteurs pour un même projet.
[1] Nicolas Eber, La Théorie des jeux, Paris, Dunod, 2004.
[2] John Nash, « Non Cooperatives Games », Annals of Mathematics, n°54, 1951, p.268-295.