Compte Rendu de Pascale Mormiche, collège de Buc (78)
Cet ouvrage d’Evelyne Joslain est la synthèse en français d’études américaines sur le sujet entre 1991 et 2004. L’auteur, qui ne se présente ni comme une historienne, ni comme une sociologue ou encore une politologue, a complété ses lectures de sources écrites par des interviews de responsables politiques ou d’universitaires américains. Elle revendique une opinion libérale, que, en France, nous appellerions ultra-libérale assortie d’un atlantisme militant. Son objectif est de convaincre les Français de créer ces groupes de réflexion progressistes qui constituent ce « cinquième pouvoir » si méconnu du grand public.
Des think tanks ou « réservoirs à pensées », les Etats-Unis en comptent aujourd’hui plus de mille cinq cents. Ces institutions privées, à priori non partisanes, sans but lucratif et indépendantes, ont joué et jouent encore un rôle majeur dans la vie publique, économique et politique américaine. Tour à tour, ces institutions planchent sur l’éthique dans le monde de l’entreprise, la réforme de la sphère publique, la politique énergétique, les faits de société, l’urbanisation, les rapports Nord-Sud ou encore l’éducation. Ces « clubs de réflexion » où se côtoient des leaders d’opinion, des chefs d’entreprises, des journalistes, des chercheurs, s’appuient en général sur des études, des rapports ou des événements (forums, séminaires…) pour diffuser leurs idées auprès des responsables politiques, avec des visées très claires. Les think tanks ont pour but de produire des solutions de politiques publiques. C’est en cela qu’ils se différencient des Lobbies qui ont pour rôle d’exercer une pression sur les hommes politiques. A partir de la présidence de JFK, les think tanks fournissent des experts spécialisés comme membres du gouvernement.
L’auteur mène une analyse structurelle des think tanks (TT). Elle montre qu’ils sont des entreprises de production d’idées et d’expertises, avec des salariés, des bureaux, des stratégies de marketing, des sources de financement qui se veulent non engagées car non publiques (c’est du moins ainsi que l’auteur l’envisage). Cependant quand une majorité politique change, beaucoup des membres de l’administration vont puiser et se ressourcer dans ces TT.
L’auteur insiste sur l’association profonde des TT avec la philanthropie américaine, avec les valeurs et les libertés énoncées dans les textes fondateurs. Elle répond par avance sur la faiblesse des TT en Europe. Les TT seraient censés « protéger le citoyen de la protection abusive de l’Etat (p 137) (…) l’apport financier et moral du secteur privé aux TT est un bel exemple de démocratie directe (p 138) ». La reproduction de clichés étonne dans un ouvrage aussi documenté.
L’auteur estime que « la tradition jacobine et la centralisation presque caricaturale de notre pays sont peu favorables à l’éclosion d’idées neuves» (p 149). Or, aux dates étudiées par l’auteur, il y a plus que 49 TT répertoriés en France dont la plupart ont été créés dans les années quatre-vingt-dix (l’auteur n’en compte que six dont le controversé Institut d’histoire sociale et le Club de l’Horloge) et il y a plus de 3.000 chercheurs dans 149 instituts au sein des instances européennes. La législation française ne permettant pas l’existence d’institutions privées à l’américaine, chefs d’entreprises et experts se regroupent le plus souvent sous la forme d’une association loi 1901. Mais si ces organisations ont un fonctionnement différent en France, leurs objectifs restent les mêmes que leurs homologues américaines.
La partie du livre consacrée à l’histoire des TT s’inclut nettement dans la trame de l’histoire américaine, rebondissant et se modifiant avec les crises et les conflits. On peut cependant déplorer que l’auteur n’ait pas précisé plus systématiquement le contenu des projets, les solutions proposées par les TT et celles retenues, pour quelques étapes ou sur quelques thèmes (1928-1933-1950-1973 sur le Concorde…par exemple). Cela aurait permis d’analyser de façon contextuelle et synchronique la prise de position politique et le processus d’influence des TT (p180). Depuis la fin de la guerre froide, les TT nord américains se préoccupent plus de régulation intérieure que de diplomatie. Le 11 septembre n’a pas entraîné l’émergence d’un TT étudiant les questions du Moyen-Orient (p 73).
La démonstration de cet ouvrage est construite autour de l’idée d’une course de vitesse entre les TT de droite et ceux de gauche au long du XXe siècle, concurrence qui est sous-tendue par la « déclaration de guerre culturelle à l’Amérique traditionnelle » de la Nouvelle Gauche américaine (p 49). Cette problématique limite la portée de ce livre puisque, selon l’auteur, derrière toute idée sociale se cacherait le réseau communiste : « depuis les années du New Deal, (il y a eu) infiltration de l’idéologie marxiste. Venus d’Europe, le négativisme et le nihilisme le plus radical réussirent à perturber l’esprit même des réformes (p 74) (…) où des féministes pratiquent « un terrorisme intellectuel » (p 170).
L’ouvrage hésite entre des chapitres d’analyse sociologique et historique du phénomène des TT et la volonté de démontrer que la « réelle » démocratie est du coté des Conservateurs américains qui puisent leur force intellectuelle dans le travail performant de leurs TT.
Cet ouvrage semble difficile à recommander aux étudiants de classes préparatoires. Sa lecture suppose une connaissance suffisante du système politique américain, une bonne culture historique pour pouvoir se départir de la volonté démonstrative de l’auteur et utiliser de manière objective des arguments sur les TT. Il peut être utile pour ceux qui veulent connaître l’argumentaire d’une certaine droite américaine. Sans être exhaustif ni tout à fait objectif, ce livre met l’accent sur la force de proposition politique que sont les Think tanks, parmi de nombreux autres courants et organismes qu’omet l’auteur.