Ce livre, dont le sujet est le culte de la personnalité dont Hitler fut l’objet, est paru dans une première version en 1980 puis en 1987. Finalement publié en français en 2006, il se révèle être l’ouvrage dans lequel Ian Kershaw, professeur à l’université de Sheffield, spécialiste de l’Allemagne nazie, utilise pour la première fois le concept d’autorité charismatique, emprunté à Max Weber et appliqué au führer. Il le développera plus tard dans « Hitler : essai sur le charisme en politique » puis dans sa monumentale biographie du personnage.
L’autorité charismatique correspond à une forme de pouvoir extraordinaire, instable, répondant à une situation de crise reposant sur la perception, par un groupe, de l’héroïsme supposé, des qualités et de la mission d’un homme. Cette forme de pouvoir a besoin pour se maintenir de succès politiques, économiques.
Ici, l’auteur tente de décortiquer le processus de fabrication de l’image du führer, sur laquelle reposait cette autorité charismatique, par la propagande et sa réception par la population allemande : le mythe du führer, une image héroïque qui permit au nazisme de se rallier une majorité du peuple.
Ce résultat fut acquis car existait un terrain fertile, des croyances sur lequel le mythe pouvait s’appuyer ; la défaite de 18, la chute de la monarchie avait renforcé l’attente d’un chef héroïque dans la droite nationaliste. Ce chef, les nazis l’avaient trouvé dans les années 20 : c’est Hitler, qui lui-même, se considérant d’abord comme le tambour de la droite, se fit ensuite à l’idée qu’il était ce chef attendu. Il fallut toutefois attendre le début des années 30 et les premiers grands succès électoraux pour que ce sentiment gagne des millions d’allemands.
Mais la réception du mythe du führer, fabriqué par la propagande, connut des hauts et des bas:
– Les hauts accompagnant les succès de politique intérieure, tels que l’élimination de la direction SA en juin 34 qui fut applaudi par une très grande majorité d’allemands, les succès de politique extérieure comme lorsqu’en 1938, l’Allemagne annexa l’Autriche sans faire la guerre redoutée par la population ; ici, Kershaw souligne que Hitler a peut-être atteint à cette occasion l’apogée de sa popularité.
– Les bas ou plutôt jusqu’à la mi-42 les périodes de doutes, de mécontentements. Mécontentements du fait de la dégradation de la situation économique au début de la guerre puis doutes et critiques lors des premières défaites à l’est. 1942 et Stalingrad mirent fin au mythe de l’infaillibilité du führer.Le mythe du führer se construisit sur le long terme mais cette élaboration connut une accélération après la prise du pouvoir du fait de la prise de contrôle par les nazis des médias, de la création d’un ministère de la propagande confié à Goebbels. Ce mythe associait plusieurs images et tout d’abord celle du chef attendu très répandue dans la droite allemande. La propagande s’ingénia à lui ajouter d’autres facettes : celui du führer, un chancelier d’un type nouveau, un chancelier du peuple ; le führer, symbole de la renaissance nationale ; l’image d’un Hitler humain, aimant les enfants mais sacrifiant sa vie privée pour l’Allemagne ; le führer justicier, défenseur de valeurs morales, image diffusée après la nuit des longs couteaux. Enfin, dès 1939, le führer devint le chef de guerre infaillible après les victoires foudroyantes de la blitzkrieg.
De 1933 à 1940, avec les succès et la propagande, la croyance dans ce mythe du führer, auquel lui-même commença à croire dès 1936, fut renforcée par le mépris de la population pour le NSDAP. Elle pensait que ce parti n’était pas différent des autres, que ses membres, notamment les patrons locaux, étaient aussi corrompus que les autres ; à cela s’ajoutait la brutalité dont faisait preuve les SA. Les petits Hitler ne supportaient pas la comparaison avec Hitler : les uns s’en prenaient aux églises, l’autre défendait les valeurs religieuses ; les uns profitaient de leur poste, l’autre s’occupait des grandes affaires. Pour toutes ces raisons, la population appelait à une seconde purge après celle des SA, elle voulait celle du parti. Cette dichotomie fut une constante et s’accentua à certaines périodes notamment lors de l’offensive du parti contre les églises ou du départ de Hess pour l’Angleterre.
Le mythe du führer connut ses premières ratées notables avec la guerre et son image se rapprocha de celle du parti.. Le führer n’arrivait pas à mettre fin au conflit et, plus encore, avec l’accumulation des revers militaires son autorité charismatique ne pouvait se nourrir du succès indispensable à son maintien. Il faut néanmoins noter que dans de larges secteurs de la population, le mythe continua à opérer jusqu’à la fin du conflit ; ce fut le cas d’une grande partie de la jeunesse, des soldats, des membres du parti et même d’une grande partie de la population qui lui témoigna très longtemps « adulation et servilité à un degré sans précédent » et dont la preuve réside dans les milliers de lettres et cadeaux que recevaient la chancellerie, signe que la croyance dans le mythe du führer n’était pas seulement le résultat d’une propagande intense mais aussi celui d’une croyance, d’une attente dans la population.La dernière partie de l’ouvrage est destinée à examiner la part que prit l’antisémitisme dans l’image de Hitler. Il semble selon Kershaw qu’il y ait eu une grande distorsion entre la méfiance à l’égard des juifs du peuple allemand et la paranoïa antisémite de Hitler. D’ailleurs lui-même, conscient de cela, ne fit pas de l’antisémitisme le centre de ses discours et de son activité dans la marche vers le pouvoir et lors des premières années du régime nazi. Il fallut attendre 1935 pour la question juive soit mise au premier plan afin de contenter l’aile dure du parti mais aussi la population lasse des violences individuelles à l’égard des juifs.
C’est ainsi que jusqu’en 1939, l’image de Hitler fut dissociée de l’antisémitisme violent des nazis de base. Ce ne fut que pendant la guerre qu’il fut associé à une solution définitive du problème juif mais même à ce moment, cette nouvelle image du führer, qui servit de caution aux nazis convaincus, resta secondaire pour l’immense majorité de la population.

L’auteur tire plusieurs conclusions de sa réflexion :
La pénétration profonde du mythe Hitler du fait de la propagande orchestrée par Goebbels et des succès remportés par l’Allemagne nazie et attribués à Hitler, succès qui reflétaient des aspirations non spécifiquement nazies. Cette pénétration avait un intérêt fonctionnel, lier la population au régime, et une valeur compensatoire en cas de difficultés.
Il remarque ensuite que l’image que se faisaient du führer les nazis étaient plus proches de la réalité que celle du reste de la population. .
Kershaw signale enfin que ce mythe ne disparut pas du jour au lendemain puisque des sondages font état d’une bonne opinion de Hitler dans un quart de la population en 1952. Il fallut attendre les années 60 et le miracle économique pour voir s’estomper le mythe du führer.

Cyril Froidure
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