Bien que la postérité ait définitivement associé son nom à l’histoire du cinéma, la société Pathé a pourtant débuté, et longtemps prospéré, dans le domaine phonographique. Avant les machines à images, ce sont les machines parlantes qui ont été le cœur de métier de l’entreprise. C’est à ce créneau d’activité méconnu et minoré que Paul Chardon, ancien directeur de musée et historien du son, consacre ce volume copieusement illustré en noir et blanc. Dans ce périmètre exclusif, l’éclairage apporté défriche utilement son sujet. Le lecteur intéressé par l’essor cinématographique de la firme, en revanche, fera route buissonnière en suivant cet itinéraire collatéral qui n’aborde que ponctuellement cet aspect de la légende Pathé.

Né en 1863, Charles Pathé est un entrepreneur d’origine modeste. Issu d’une dynastie de bouchers charcutiers, il ne possède d’autre capital de départ que son goût de l’innovation technique. Après diverses expériences professionnelles peu concluantes, il trouve enfin sa voie en 1894 dans la magie sonore du phonographe, en présentant cette nouvelle invention américaine comme attraction de foire. Mais il passe très vite de l’autre côté de la barrière, en devenant dès l’année suivante fournisseur de matériel professionnel aux exploitants de spectacle forain, auprès desquels il étend bientôt son offre au kinétoscope, ancêtre de l’activité cinématographique de l’entreprise. En outre, il élargit rapidement les débouchés de ses machines à la clientèle des particuliers aisés. Après avoir d’abord vendu des appareils de fabrication américaine, il développe sans vergogne des modèles français qui en sont la contrefaçon plus ou moins flagrante. Mais, pour développer le marché des appareils, encore faut-il proposer un choix suffisant de contenus. Pathé assure donc également la production artisanale de cylindres enregistrés. Il s’associe avec son frère Émile pour consolider les moyens de la société en 1896. Rachetés dès l’année suivante par de gros investisseurs qui financent le développement de l’entreprise, rebaptisée Compagnie générale de phonographes, cinématographes, et appareils de précision, tous deux en conservent cependant la direction industrielle et commerciale, Charles se chargeant du cinéma et Émile de la branche phonographique.

Sous cette impulsion, la société monte vigoureusement en puissance. Elle prospère en mettant sur le marché une gamme sans cesse renouvelée de nouveaux appareils fabriqués par des sous-traitants. Elle développe un important répertoire d’enregistrements vocaux et instrumentaux, dont le catalogue compte déjà 3000 titres en 1898 et atteint 20 000 références dix ans plus tard. Enregistrés par des artistes dans les studios parisiens de la société, leur fabrication en série est assurée dans une véritable « usine à musique » créée à Chatou, où sont gravés jusqu’à 60 000 cylindres par jour. Les produits siglés du célèbre coq gaulois, l’emblème commercial adopté par l’entreprise, bénéficient d’une forte exposition grand public lors de l’Exposition universelle de 1900 où la firme est d’ailleurs primée. La course à l’innovation s’accomplit dans un contexte de forte concurrence. La transition technologique du cylindre au disque se négocie en 1906. Le matériel phonographique commercialisé est également renouvelé. Un nouveau logo représentant un discobole remplace le coq désormais réservé à la branche cinématographique. Un développement international s’amorce. Les frères Pathé reprennent le pouvoir dans la société en 1912-1913. Mais la Première Guerre mondiale met à mal le modèle économique de la maison Pathé, confrontée à l’irrésistible montée en puissance de la concurrence américaine. En 1919, Charles orchestre la séparation de la double activité de la firme en sociétés distinctes, qui tombent rapidement sous l’influence d’investisseurs extérieurs. La fabrication de phonographes et de disques est peu à peu supplantée par celle de postes radios. La crise économique de 1929 achève de déstabiliser les deux entreprises, dont les fondateurs s’éloignent.

L’étude de Paul Chardon s’appuie sur un panel fourni de sources secondaires : références bibliographiques, répertoire des brevets d’invention, presse professionnelle et grand public, documentation technique et publicitaire. Le résultat, touffu, met l’accent sur les produits, leurs caractéristiques matérielles et leur fabrication, ainsi que sur la politique commerciale qui appuie leur diffusion. On perçoit bien ainsi le contexte de course à l’innovation et d’effervescence concurrentielle dans lequel s’inscrivent la croissance puis le déclin de la firme. D’autres angles potentiellement tout aussi intéressants s’en trouvent quelque peu estompés : le rôle personnel de Charles et Émile Pathé et leurs choix de gestion demeurent peu explicites, la clientèle et les débouchés seulement esquissés. La minceur de cette dimension humaine fragilise le tableau d’ensemble. Le roman familial initial prend ainsi la tournure d’une aventure industrielle avant de se muer en un inventaire des matériels de la marque. « L’aventure des frères Pathé » semble en fait surtout celle des nombreuses machines nées sous la houlette de ces patrons avisés qui ont su investir et dominer un marché technologique prometteur.

© Guillaume Lévêque