C’est évidemment avec beaucoup d’intérêt que nous présentons le dernier numéro de cette revue que nous accompagnons depuis de nombreuses années et qui est consacré un État qui joue un rôle majeur dans la géopolitique de l’Asie du Sud et en même temps de l’Asie centrale, le Pakistan.
Ce pays à occupé une place majeure dans l’évolution du sous-continent indien depuis son indépendance. Issu de la partition de l’ancien empire des il a connu une trajectoire compliquée, à l’occasion de plusieurs guerres contre son voisin, l’union indienne à propos du Cachemire à propos duquel la situation est encore loin d’être réglée.
Pendant la période de confrontation Est-Ouest, le Pakistan a été l’un des éléments du dispositif étasunien dans la région, ce qui ne l’a pas empêché, pour des raisons d’alliance à revers, à se rapprocher de la Chine maoïste. Ce pays, comme le souligne Serge Sur, le rédacteur en chef de la revue, est le fruit d’une mutilation reposant sur une identité religieuse, celle de l’islam. Dans le même temps, à partir de 1979, le Pakistan est devenu la base arrière de l’action de subversion menée contre le régime prosoviétique de Kaboul jusqu’en 1989, avant d’apparaître comme une sorte de sanctuaire pour les talibans, notamment dans les zones tribales.
Tout en étant associé aux États-Unis dans la lutte contre le fondamentalisme et le terrorisme islamiste à partir du 11 septembre, le Pakistan accepte simultanément l’intrusion des drones américains sur son territoire pour se livrer à des actions d’éradication des chefs talibans, et en même temps la présence de Oussama Bin Laden sur son territoire, jusqu’à son exécution par les forces spéciales américaines.
Au niveau intérieur le pays voit s’affronter des groupes ethniques et des obédiences religieuses, avec des territoires sur lesquels il peine à exercer son autorité, d’autant qu’une partie de sa population se répartit à cheval sur sa frontière avec l’Afghanistan. La vie politique du pays de difficultés de divers ordres, la vulnérabilité aux catastrophes naturelles, la tendance d’une armée à vouloir s’immiscer dans le jeu politique de façon permanente, des formes particulièrement évoluées de corruption et de violence sociétale criminelle.
Dans le même temps, et malgré tous ces éléments de faiblesse, le Pakistan n’a pas implosé, en dehors de la partition du Bangladesh en 1971, et l’État continue bon an mal an à exercer ses prérogatives, en s’appuyant sur une armée que l’on pourrait qualifier de prétorienne, et une très puissante agence de renseignements, l’ISI.
Ce pays qui est un gros importateur d’armement est également une puissance nucléaire, la seule en l’état actuel, du monde musulman.

  • Le premier article, de Christophe Jaffrelot, directeur de recherche à Sciences-po, insiste sur cette capacité de résistance du pays à toutes les contraintes extérieures et intérieures qu’il subit. L’auteur de cet article parle du syndrome pakistanais, entre trajectoires nationales des facteurs externes, en rappelant les alternances décennales entre pouvoir civil et pouvoir militaire, la continuité sociologique des élites dirigeantes, avec des grandes familles comme les Bhutto, et l’absence de consensus interne à propos de la place de l’islam dans la société. Le Pakistan parvient à rester un allié des États-Unis tout en traduisant un antiaméricanisme constant, exprimée par une fraction significative de la population et une politique ambiguë à l’égard des groupes extrémistes armés. La violence sectaire se sont aggravées, notamment contre la communauté chiite qui compte 30 millions de personnes sur une population totale de 180 millions d’habitants. Les communautés chrétiennes, beaucoup plus réduites, sont également l’objet de campagne d’attentats par des groupes radicaux comme Jandullah.
  • On lira avec profit, et à ce propos, l’article d’Isabelle Saint-Mézard, maître de conférences en géopolitique de l’Asie à l’institut français de géopolitique de Paris VIII.
  • Jean-Luc Racine, directeur de recherche au CNRS, revient sur la géopolitique régionale, en évoquant le besoin d’un aggiornamento. Selon l’auteur la stratégie pakistanaise, supposé faire avancer les intérêts du pays vis-à-vis de l’Inde et de l’Afghanistan, est actuellement en échec. Un renouvellement de son personnel politique et d’une partie de ses chefs militaires s’est produite en 2013, mais rien n’assure que le gouvernement de Nawaz Sharif sont en mesure d’obtenir un soutien indéfectible de l’armée et puisse s’engager dans un renouvellement de sa politique régionale.
    La question du Cachemire reste toujours obsessionnelle dans la vie politique pakistanaise, et l’Inde est toujours définie comme la menace majeure. Les groupes jihadistes pakistanais font parti du dispositif que l’on pourrait qualifier de stratégiques, puisqu’ils imposent à l’union indienne une présence forte sur ce territoire. Mais ce choix impose à l’armée pakistanaise un effort tout aussi considérable avec 600 000 hommes, 400 000 paramilitaires et un budgets de la défense supérieure à 6 milliards de dollars. En réalité, ce chiffre qui ne prend pas en compte les pensions et une part des dépenses de sécurité, va très au-delà des 3 % du PNB.
    L’amitié avec la Chine a survécu à l’effondrement de l’Union soviétique, qui était l’alliée privilégié de l’Inde, même si les grandes infrastructures routières et gazières entre les deux pays semblent avoir pris du retard. L’ambiguïté qui a prévalu dans les relations avec les États-Unis a quand même affaibli le régime qui se voit menacé par des groupes extrémistes qui n’est plus en mesure de véritablement contrôler.
    Une nouvelle ligne géopolitique semble vouloir s’imposer. Le parti de Nawaz Sharif, la ligue musulmane du Pakistan, a gagné les élections de mai 2013. Un nouveau chef d’état-major de l’armée de terres a été nommé, le général Raheel Sharif, mais rien ne permet de penser pour l’instant que l’on assistera à court terme à une clarification de la politique du pays vis-à-vis de l’Inde et de l’Afghanistan.
    L’Inde, qui devrait changer de dirigeant 2014, pourrait voir arriver à sa tête la droite nationaliste du parti du peuple indien, le BJP. Cela peut signifier que la politique de contournement du Pakistan, en essayant de travailler avec Kaboul et Téhéran, non seulement se poursuivra, mais que dans le domaine du Cachemire, aucune concession n’est à attendre.
  • Bruno Tertrais, maître de recherche à la fondation pour la recherche stratégique, se pose d’ailleurs la question à propos d’un tournant stratégique.
    En 2013 le pays a connu une année de transition politique normale avec le départ de Azif Ali Zardari, premier président élu ayant été au terme de son mandat et le retour au pouvoir de Nawaz Sharif.
    Au niveau des relations avec ses voisins, le Pakistan doit se montrer très prudent avec l’Iran, qui a d’ailleurs toutes les raisons de s’inquiéter des violences anti chiites qui affectent le pays. Les États-Unis sont toujours un allié encombrant, qui contribuent à la radicalisation antiaméricaine d’une partie de la population, tandis que la Chine et l’Arabie Saoudite, qui vont d’ailleurs son pétrole à bon marché à Islamabad, restent des alliés considérés comme fidèles. Cela se traduit d’ailleurs par une inversion de la courbe des importations d’armes, qui sont trois fois plus importantes pour celles qui viennent de Chine par rapport à celles originaires des États-Unis. L’auteur s’interroge également sur la question nucléaire, en rappelant ses doutes à propos d’un scénario catastrophe concernant la prise de contrôle de l’arsenal, opérationnel depuis 1998, par des islamistes. D’après cet auteur les risques d’un coup d’état militaro-islamiste sont faibles, et les sites nucléaires semblent protégés par près de 30 000 hommes, tandis que les scientifiques et les ingénieurs sont soumis à des contrôles extrêmement stricts depuis le scandale doit Abdul Kader Khan en 2003.
    Le départ des forces américaines d’Afghanistan marque le début d’une nouvelle période pour le Pakistan. Le pays devra assumer des responsabilités particulières à l’égard de son voisin sans pour autant courir le risque d’une confrontation avec l’Iran et l’Inde qui se retrouverait alliés de fait.
  • L’encadré d’Isabelle Saint Mézard rappelle le rôle trouble des services de renseignements pakistanais, l’ISI. L’agence s’est développée en infiltrant les partis islamistes, en défendant les prérogatives des forces militaires dans la vie politique du pays et en apparaissant comme un véritable État dans l’État au moins jusqu’en 2008. Les tentatives de reprendre l’ascendant sur l’agence ont tout de même échoué devant la détermination de l’état-major de l’armée de terres qui a menacé le président Zardari de déstabilisation s’il ne revenait pas sur sa décision. Nawaz Sharif a quand même été renversé deux fois par les militaires, en 1993 puis en 1999, pour des raisons identiques. Il n’est pas sûr qu’il puisse courir ce risque une troisième fois.
  • Thomas Cavanna, de l’université de Pennsylvanie, rappel les relations americano pakistanaises depuis 1947, qu’il qualifie d’alliances malheureuses. Le Pakistan est entré dans le système d’alliance anticommuniste des États-Unis en 1954, avec le pacte de Bagdad, et a longtemps bénéficié de ce que l’auteur appelle le malentendu de la guerre froide. Dans les années 60 et 70, le pays a cherché à prendre ses distances avec les États-Unis, notamment en développant sous la présidence de Ali Bhutto un programme d’enrichissement de l’uranium. L’intervention soviétique en Afghanistan 1979 a conduit l’administration de Ronald Reagan à un niveau de coopération inégalée. L’assistance militaire américaine a pu représenter jusqu’à 600 millions de dollars par an, tandis que les États-Unis fermaient les yeux sur les exactions commises sous la dictature du général Zia Ul Haq. À la fin de la guerre froide le partenariat bilatéral a été rompu, jusqu’à ce que le 11 septembre n’apporte une certaine embellie, mais en trompe-l’œil, des lors qu’en 2005 les États-Unis ont fait le choix de se rapprocher de l’Inde. Très critique à l’égard d’Islamabad, le président Obama a fait preuve d’une grande fermeté, et n’a pas hésité à intervenir directement sur son territoire pour éliminer Ben Laden. La présidence Obama multiplie d’ailleurs les frappes de drôle sur le territoire pakistanais pour éliminer des chefs terroristes.
  • Parmi les articles particulièrement précieux de ce numéro de la revue, on mettra un accent particulier sur celui de Laurent Gayer, qui traitent de l’ordre du désordre dans une ville monde : Karachi. La plus grande agglomération du Pakistan compte plus de 21 millions d’habitants, elle est considérée comme une des mégalopoles mondiales parmi les plus violentes avec Sao Paulo. La vie de Karachi ouverte sur l’océan Indien représente plus de 30 % de l’industrie nationale, 95 % du commerce extérieur du pays et au final un quart du PIB pakistanais.
    Cette cité du désordre permanent a connu plusieurs épisodes de violence collective dans les années 60 et 70 avant de s’ancrer véritablement dans la violence permanente, à partir du milieu des années 80. Des émeutes à coloration ethnique sont impulsées par des groupes criminels qui ont émergé dans le sillage de la guerre en Afghanistan. Une forte minorité Mohajir, exerce son contrôle sur la ville, mais son autorité est menacée par les Paschtouns qui sont désormais majoritaires. Des rivalités sectaires et criminelles opposent les nationalistes Pashtouns et Mohajirs, tandis que se développent aujourd’hui de nouveaux groupes comme les Baloutches qui vienne entretenir une véritable guerre des gangs. L’État partage le pouvoir sur la ville avec ses mafias locales qui peuvent s’appuyer sur certains secteurs de l’armée.
  • Amélie Blom qualifie d’ailleurs le régime pakistanais de systèmes politiques hybrides, qui ne se laisse pas aisément désignés par des labels familiers comme État fédéral centralisé encore régime démocratique ou dictature militaire. Le Pakistan c’est un peu tout cela à la fois, avec un renforcement de la démocratie sur fond de violence politique sans précédent. Les pakistanais ont fait l’expérience de plusieurs régimes dictatoriaux, entre 1958 et 1970,1977 et 1988, 1999 et 2008. Dans ces intervalles des régimes démocratiques avec des niveaux de corruption et de népotisme des dirigeants identiques aux précédents ont pu s’imposer. Les régimes militaires ont été mis en place par des chefs d’état-major de l’armée de terres mais ces régimes ont été validés par la cour suprême et ont eu recours à des élections, sans forcément de pluralisme politique.
    Pour autant, l’armée n’est pas en mesure de peser toutes celles sur l’évolution du pays. Le chef d’état-major est également dépendant des juges et des réseaux clientélistes qui composent les forces politiques du pays. D’après l’auteur, trois acteurs principaux dominent ainsi la vie politique du Pakistan : l’armée, les partis politiques, et les juges. Dans le même temps, il existe une véritable vitalité démocratique, les élections de 2013 ont connu un taux de participation record en 20 ans, de plus de 55 %, malgré une campagne électorale extrêmement meurtrière. Le retour des militaires au pouvoir n’est plus envisagé de façon aussi évidente que par le passé, d’autant que la cour suprême et les tribunaux font preuve d’un activisme sans précédent. Les décisions de la cour suprême sont acceptées par l’exécutif et la condamnation possible du général Musharraf constituerait sans doute un tournant déterminant dans le développement de la démocratie pakistanaise.
    L’armée aurait tendance à moins vouloir peser sur la vie politique du pays, et souhaiterait pouvoir se concentrer sur la reconquête des zones tribales où elle a tout de même perdu 40 000 soldats contre les talibans.
  • Mariam Abou Zahab, chargée de cours à l’institut national des langues et civilisations orientales présentent également la société pakistanaise qui a été profondément transformée par l’immigration et par une urbanisation accélérée. De nouvelles élites apparaissent mais les identités ethniques de caste ainsi que des liens de clientélisme subsistent. Les inégalités restent profondes et 60 % d’une population de 180 millions d’habitants vit avec moins de deux dollars par jour. Le processus d’urbanisation s’est plutôt traduit par une forme de réorganisation des villes et les réseaux de solidarité et les identités tribales ethniques se voient aujourd’hui exacerbées en milieu urbain. Les classes moyennes qui sont apparues grâce à l’argent de l’émigration, au libéralisme économique, à l’aide américaine ainsi qu’au trafic d’armes et de drogue, ne sont pas forcément homogènes, libéral progressiste. La société reste fragmentée, l’absence de l’État favorise une socialisation des jeunes par des réseaux sociaux sur lesquels les groupes religieux exercent une forte influence et au final, pour beaucoup de jeunes, l’identité musulmane apparaît comme plus importantes que l’identité pakistanaise. L’islam apparaît comme une identité de substitution à la violence est perçue comme un moyen légitime de régler des conflits.
  • Virginie Dutoya s’intéresse au sort des femmes au Pakistan. Dans le rapport mondial sur les inégalités et les discriminations entre hommes et femmes publiées par le forum économique mondial en octobre 2013, le Pakistan occupe l’avant-dernière place.
    Le principe d’égalité entre les sexes a pourtant été affirmé par les trois constitutions successivement adoptées par le pays depuis son indépendance en 1947 et les femmes ont toujours eu des droits politiques strictement égaux à ceux des hommes. Ce sont les pratiques, surtout adoptées à partir de 1979 par le général Zia Ul Haq, dans le cadre de l’islamisation du Pakistan, qui ont aggravé leur situation. Les violences faites aux femmes restent fréquentes, près d’un millier sont victimes tous les ans de crimes d’honneur, mais dans le même temps l’alphabétisation des femmes progresse rapidement et il est quand même significatif que plusieurs femmes politiques de premier plan, comme Benazir Bhutto, deux fois premiers ministre, ont pu finalement s’imposer.
  • Enfin pour terminer ce dossier, Ninon Bruguière et Kurt Schwartz présentent l’économie pakistanaise comme au seuil de l’émergence malgré une situation difficile une dégradation des comptes internes, et une situation de pénurie énergétique permanente. Le potentiel de croissance du pays est estimé à 7 % par an, le pays dispose d’importantes ressources énergétiques qui sont loin d’être totalement exploitées et de ressources agricoles considérables, même si le pays ne parvient pas à assurer son autosuffisance alimentaire. Le Pakistan doit relever des défis sécuritaires pour envisager de passer le seuil de l’émergence.
  • Parmi les différents articles sur d’autres sujets que le Pakistan qui ont retenu notre attention, nous citerons celui de Jacques Leruez, qui évoque le référendum sur l’indépendance de l’Écosse prévue pour le 18 septembre 2014. Lors des dernières élections au Parlement écossais de mai 2011 les nationalistes ont pu atteindre en pourcentage le niveau de 45,4 % des voix et 53 sièges. Pour autant, aucun des sondages qui n’a été conduit jusqu’à présent n’a donné la majorité aux indépendantistes mais il existe tout de même une incertitude avec l’abaissement de l’âge légal du droit de vote à 16 ans.