Norbert Elias est né en 1897à Breslau (aujourd’hui Wroclaw) dans l’Empire allemand et mort à Amsterdam en 1990. Fuyant le nazisme en 1933,il se réfugia d’abord à Paris où il mena uneexistence difficile, puis à Londres. En 1933 il avait achevé sa thèse d’habilitation, jamais soutenue du fait de son départ pour l’exil, consacrée à la société de cour (publiée en 1969). A Londres, il avait rédigé son ouvrage consacré au « Processus de civilisation » publié en 1939 à Bâle et redécouvert en 1969.

L’ouvrage est composé de trois essais rédigés entre 1935 et 1987.Ils contiennent une étude sur le destin de la poésie baroque allemande, une analyse du «Pèlerinage à l’île de Cythère » de Watteau et une réflexion sur le style kitsch à l’époque de l’industrialisation et de l’avènement de la société bourgeoise.

Ces trois essais doivent être replacés dans le cadre plus général des travaux d’Elias sur la société de cour et sur les liens entre création artistique et structures sociales. Au XVIIe siècle se met en place une société de cour, fondée sur la place centrale du souverain, la « domestication » de la noblesse oisive vivant des pensions royales et de la rente foncière et par le développement d’un art de cour. Soumise aux fortes contraintes de la société de cour, l’aristocratie rêve parfois d’un retour à une société idéale fondée sur l’amour et détachée des enjeux politiques et sociaux. Elle met à son service des artistes comme Mozart ( Elias a écrit plusieurs textes consacré au compositeur publiés après sa mort sous le titre « Mozart, sociologie d’un génie »). Elle définit ce qu’est le bon goût artistique, caractérisé par un attachement aux règles formelles. L’avènement de la société bourgeoise modifie ce cadre en délaissant le formalisme et en accordant une plus grande place à l’expression des idées et à la personnalité de l’artiste qui affirme son individualité et se constitue en juge du bon goût artistique.

1) Le destin de la poésie baroque allemande. Entre tradition de cour et tradition bourgeoise

La poésie baroque allemande était un art de cour. Tout homme de cour, tout « gentleman » devait être capable d’en composer. La poésie était l’un des éléments de la vie sociale et mondaine, au même titre que la conversation par exemple, ce qui ne l’empêchait pas d’exprimer des sentiments. Le roi de Prusse Frédéric II après la défaite militaire de Kolin en 1757 pouvait ainsi adresser quelques vers ,en français, à sa sœur et à Voltaire (« Ainsi mon seul asile et mon unique port/Se trouve ,chère sœur, dans les bras de la mort »). Les jeux amoureux, la satire, la poésie faisaient partie de la sociabilité de cour. C’est pourquoi, l’important n’était pas le contenu du poème , mais plutôt le « comment » du poème, la forme ,la musicalité, la richesse des associations. Cette poésie baroque était celle de poètes comme
Martin Opitz, Christian Hoffmann von Hoffmannswaldau ou Andréas Gryphius. Ce mouvement poétique fut contesté par les poètes classiques allemands du mouvement du « Strurm und Drang » ( « tempête et passion », mouvement poétique allemand du XVIIIe siècle), comme Goethe, Schiller et Lessing d’origine bourgeoise, même s’ils firent carrière dans les cours princières et très brillamment dans le cas de Goethe, même s’il avait été plus critique dans sa jeunesse ( comme le dit joliment Elias, « ses années de formation avaient été des années de rébellion »). Lorsqu’ils écrivaient leurs œuvres, dans la deuxième moitié du
XVIIIe siècle, l’hégémonie culturelle ( mais non l’hégémonie politique, qui devait durer jusqu’en 1918, contrairement à la France révolutionnaire) du monde de la cour était en déclin et les poètes classiques allemands pouvaient défendre des idéaux d’humanité et d’égalité entre les hommes, critique parfois explicite de l’inégalité qui régnait dans les Etats allemands. Le caractère formel de la poésie de cour était ainsi jugé maniéré et critiqué au profit du contenu, des idées. L’exemple pourrait en être l’ « Ode à la joie » de Schiller ( « Joie !Belle étincelle divine /Fille de l’Elysée « ) poème qu’ Elias juge formellement médiocre. Elias déplore cette perte de la recherche formelle de la tradition et d’un raffinement des mœurs. Il y voit un appauvrissement de la poésie allemande.

2) « Le pèlerinage à l’île de Cythère » de Watteau

Il existe trois tableaux de Watteau consacré à ce thème. Le premier conservé à Francfort n’entre pas dans le cadre de l’étude d’Elias. Le second « L’ embarquement pour l’isle de Cythère » peint en1717, se trouve au Louvre et le troisième qui se rapproche du second se trouve à Charlottenburg à Berlin. A ce propos, Roger Chartier rappelle dans la préface de l’ouvrage qu’ Elias fut à l’origine d’une souscription publique qui permit de conserver le tableau dans les collections publiques. Il est sans doute utile de consulter une reproduction du tableau sur un site internet. Jean-Antoine Watteau (1684-1721), né à Valenciennes dans une famille d’artisans témoigna précocement d’un talent de dessinateur exceptionnel. Il trouva des protecteurs, comme Pierre Sirois et son gendre le marchand d’art Gersaint ou le financier Crozat qui lui permirent de poursuivre sa carrière artistique. Il peignit à la fin du règne de Louis XIV et au début de la Régence. Norbert Elias remarque que dans le tableau « L’Enseigne de Gersaint » on met dans une caisse un portrait de Louis XIV, volonté de rupture avec la fin crépusculaire du règne de Louis XIV. Le pèlerinage à Cythère fut peint en vue de l’admission de Watteau à l’Académie royale de peinture et de sculpture. Le tableau reprend un thème classique que l’on retrouve dans d’autres tableaux ou opéras de l’époque. Il apparaît comme la représentation picturale d’une utopie : celle d’un voyage à l’île de l’amour.
A première vue, l’ambiance est joyeuse et festive Toutefois la représentation de la jeune fille au premier plan qui semble hésiter à rejoindre le groupe confère au tableau une note mélancolique : l’appréhension face au jeu amoureux. De même, les édifices esquissés dans le lointain apparaissent inquiétants. Le tableau se situe sur une ligne de partage des eaux entre la joie festive et la mélancolie. Il semble que Watteau ait trouvé une sorte de compromis entre le conformisme du sujet et ses propres conceptions : un pèlerinage à Cythère non dénué de danger et d’inquiétude et pour tout dire une critique implicite des fêtes galantes.
La destinée critique du tableau, sa « perception sociale » mérite d’être analysée. Les contemporains y virent une utopie du retrait du politique grâce au départ vers une île de bonheur amoureux éternel, thème que l’on retrouve également dans les tableaux représentant des bergers et des bergères vivant dans un cadre rêvé, loin du monde de la cour. Les révolutionnaires français n’y virent qu’une œuvre artificielle, » rococo » et en 1808 le tableau fut banni des salles d’exposition du Louvre. Or, l’intérêt pour l’île de Cythère se développa à nouveau dans les années 1830. A l’époque, ce n’était plus l’aristocratie qui définissait les critères du bon goût et la bourgeoise ne se souciait guère de l’art. Les critères du bon goût artistique se déplacèrent vers les cénacles de jeunes poètes et artistes, souvent critiques de l’ordre établi, des « outsiders ». La reconnaissance artistique ne passait plus par le cadre aristocratique, mais par celui d’autres artistes ou des critiques d’art. L’artiste était ainsi plus libre d’affirmer son talent créateur mais il dépendait de la critique des cénacles artistiques. Le regain d’intérêt pour Watteau et l’île de Cythère fut le fait du cénacle de la rue du Doyenné (aux alentours du vieux Louvre, la rue disparut lors de la rénovation de Paris sous le Second Empire) dont Gérard de Nerval était le principal animateur. Ces artistes vénéraient Watteau, l’époque de la Régence où la vie consistait en excursions amoureuses et en bals galants. Ils se qualifiaient eux-mêmes de « galante bohème ». Or cette utopie se heurta à la réalité et à la désillusion. Lors d’un voyage en Orient, Nerval visita l’île de Cythère, nommée alors Cerigo. Il ne vit qu’un île rase et laide sur laquelle on avait érigé un gibet. Des poèmes de Victor Hugo ( « Cerigo »), Baudelaire ( « Un Voyage à Cythère » ) et Verlaine ( « Cythère »), cités en annexe du livre confirment ce décalage entre l’idéal et la réalité. La place des thèmes artistiques traditionnels, la recherche du Bien, du Beau et du Vrai recula. Les thèmes de la désillusion, du conflit, des blessures intérieures, du mal dans le monde devinrent des thèmes
dominants de la production littéraire et artistique et furent parfois durement réprimés par les régimes totalitaires. On passait d’une belle utopie à une utopie hideuse, du rêve au cauchemar.

3) Le style kitsch et l’ère du kitsch

Ce texte est le plus ancien. Il a été publié à Paris en 1935 dans une revue des exilés allemands. On y trouve déjà à l’état d’esquisse les grands thèmes qui seront développés par Elias. Il évoque le passage d’un goût aristocratique au goût de la bourgeoisie capitaliste. Cette évolution se manifesta par la dissolution des formes et des critères de goût communs. Les artistes du XIX e siècle ( Beethoven, Hugo, Verdi, les Impressionnistes) s’affranchissent des formes traditionnelles et laissent transparaître la violence de leurs passions. Comme il le redira plus tard, le XIXe siècle est le siècle où l’artiste et les critiques d’art deviennent ceux qui définissent le bon goût, mais ils se trouvent face à une demande sociale. C’est alors que se développe le « style kitsch ». L’origine du mot est incertaine, mais il peut signifier
vendre à bas prix, brader des œuvres d’art à des gens qui n’y connaissent rien. Comme le souligne Roger Chartier, il désigne « l’hétéroclite, l’inauthentique, le mauvais goût ». La rupture est profonde entre le goût des spécialistes et celui de la société de masse. Les spécialistes de l’art méprisent les productions populaires, comme les chansons sentimentales qualifiées de kitsch alors qu’elles correspondent à un désir d’appropriation artistiques des masse populaires écrasées de travail.