Lorsque les Treize Colonies d’Amérique proclament leur indépendance en 1776, l’Amérique s’enlise dans un conflit qui oppose les révolutionnaires à la Grande-Bretagne, jusqu’à la fondation des États-Unis en 1783. L’histoire nous enseigne que c’est Benjamin Franklin qui en est l’instigateur. Premier émissaire à la cour de Louis XVI, il obtient en 1778 le soutien de la France, qui accepte alors de fournir des armes aux insurgés. Mais, en réalité, il n’a joué qu’un rôle secondaire. Espions en révolution raconte l’histoire de trois improbables personnages : Beaumarchais, le célèbre dramaturge français, l’excentrique et ambigu chevalier d’Eon, un agent secret français, et, enfin, Silas Deane, un commerçant du Connecticut. Ensemble, plus ou moins volontairement, ils parviennent à armer les rebelles américains, par des actes d’espionnage au détriment des Anglais, une diplomatie clandestine et des tractations secrètes.

En racontant leur histoire, Joël Richard Paul, propose une relecture originale et savoureuse de la Révolution américaine et de la fondation des États-Unis. Leur histoire, faite de trahisons, d’espionnage, de mensonges, etc, est à la fois passionnante et presque surréaliste. Savoir que tout est vrai, plusieurs pages de notes, de sources et une abondante bibliographie appuyant le récit, permet de passer un savoureux moment de lecture.

L’auteur, Joël Richard Paul, a été professeur à Berkeley, à Yale puis à l’université de Leyde. Il enseigne aujourd’hui le droit des relations internationales et le droit constitutionnel à l’université de Californie. Il est passionné d’Histoire américaine. Espions en révolution, publié aux États-Unis en 2009, est son deuxième ouvrage. Il est aussi l’auteur d’un ouvrage sur l’homme politique John Marshall, Without precedent, publié en 2018.

Un trio improbable et haut en couleur

Une bonne partie du livre est consacrée à présenter les trois protagonistes, leur vie et les événements qui les amène, parfois malgré eux, à participer à l’indépendance des Treize colonies.

Silas Deane, qui ouvre le récit, est présenté comme un enfant intelligent mais décalé, préférant les livres aux travaux manuels. Cette intelligence lui permet de faire de longues études et de devenir avocat. Il s’enrichit rapidement et réussit dans les affaires, offrant une vie très prospère à sa famille. En parallèle, il s’engage en politique et devient une figure respectée de la contestation des taxes et réglementations commerciales britanniques. Son ascension politique est fulgurante. D’abord élu à la Chambre des représentants du Connecticut, il occupe des postes de plus en plus importants, avant de finir, de 1774 à 1776, délégué du Connecticut au Congrès continental. Le 2 mars 1776, il est nommé par le Congrès envoyé secret en France, avec pour mission d’inciter le gouvernement français à accorder une aide financière aux colonies. Dès son arrivée à Paris, il entame des négociations avec le ministre français des Affaires étrangères, le Comte de Vergennes. Dès juillet, il est mis en relation notamment avec Beaumarchais, chargé d’approvisionner les Américains. Ses efforts et ses nombreuses tractations seront sapés par la jalousie de certains de ses compatriotes et par le fait que ses lettres, très nombreuses et de plus en plus paniquées, ne parviennent jamais au Congrès. Accusé de traîtrise et d’escroquerie, il sera répudié par le Congrès et mourra en Angleterre sans pouvoir retourner aux États-Unis.

Le Chevalier d’Eon, baptisé Charles-Geneviève-Louis-Auguste-André-Timothée d’Éon de Beaumont, dans une famille excentrique de la noblesse, se distingue, dès son enfance, par ses talents d’athlète et d’escrimeur. Il partage avec Beaumarchais et Silas Deane une vive intelligence. Après de brillantes études d’avocat, il devient le principal agent du roi Louis XV pour superviser le gouvernement de la ville de Paris. Sa grande beauté est très remarquée, de même que son apparence androgyne. Même si certains faits historiques concernant d’Éon sont parfois réfutés, comme l’auteur le précise à plusieurs reprises dans son ouvrage, d’autres romancés, tronqués ou enjolivés, il est établi par les historiens qu’il a parfaitement joué son rôle d’espion du roi et lui a rendu de nombreux services. Sa rapide ascension et le goût du succès le mènent à sa perte. Craignant pour sa vie, il cache sa correspondance avec le roi Louis XV, allant jusqu’à exercer un chantage sur lui.

Beaumarchais, de son vrai nom Pierre-Augustin Caron, devenu aujourd’hui une référence littéraire française, commence sa carrière de manière bien terne. Sa pièce Eugénie est descendue en flammes par la critique et boudée par le public. En plus de ses activités de dramaturge, il fait un apprentissage d’horloger, dans lequel il excelle (il invente même un modèle de montre au poignet) et est un musicien talentueux. Très à l’aise en société, il est apprécié par la qualité de sa discussion et son charisme. C’est son excellence dans l’horlogerie qui lui ouvre les portes de Versailles. En effet, il crée des montres sur mesure pour Louis XV et la marquise de Pompadour. Après avoir connu des déboires amoureux et été abandonné par la famille de sa femme à la mort de cette dernière, le roi le prend en pitié et l’autorise, discrètement, à revenir à la Cour de Versailles. Cela lui permet de rencontrer Joseph Pâris-Duverney, un vieil homme qui deviendra son mécène, voire un père. Cela lui ouvre également les portes de la diplomatie et de la politique, et accessoirement, de faire triompher ses pièces de théâtre.

Néanmoins, son travail s’avère très difficile. La France avait de bonnes raisons d’aider les Américains, mais Louis XVI pensait qu’elle en avait de meilleures de rester neutre. Beaumarchais neutralise le risque que représentait pour le roi le Chevalier d’Eon. En effet, la menace de révéler sa correspondance secrète avec Louis XV faisait planer le risque d’une guerre désastreuse avec la Grande-Bretagne. Vergennes et Louis XVI étaient déterminés à éviter cela à tous prix.

Beaumarchais et le Chevalier d’Eon

Pour s’attirer les bonnes grâces du roi et pour obtenir les financements nécessaires à l’armement des rebelles américains, Beaumarchais entretient une relation très ambiguë avec le chevalier, entre amour et haine, entre séduction et trahison. Son objectif est de récupérer les lettres cachées, libérant ainsi le roi de cette menace. A force de cajoleries, de séduction et de chantage, il y parvient partiellement. Ces lettres font perdre plusieurs années à la révolte américaine. Un accord est trouvé : le chevalier d’Eon, en plus de rendre sa correspondance avec le roi, doit accepter de n’apparaître plus qu’en femme et s’assumer en tant que telle. Ainsi, en étant une femme, elle cesse d’être une menace pour la monarchie française.

La question du sexe du chevalier d’Eon, qui peut paraître anecdotique, occupe une place importante dans le récit et a, contre toute attente, joué un rôle dans l’indépendance américaine. Fin de mars 1771, on voit publier dans les journaux anglais, une interrogation sur le sexe du célèbre diplomate et soldat français : et s’il n’était pas, en réalité, une femme travestie ? (La réponse sera donnée sur son lit de mort : c’est un homme). Cela entraîne de nombreux paris, provoquant la colère de l’espion. Beaumarchais y participe, sabotant ainsi plusieurs années de séduction et entraînant une rupture avec le chevalier. Cette rupture retarde la remise des lettres au roi. Pendant longtemps, même après leur récupération, un doute persistera : et si elles n’avaient pas toutes été rendues ? La capitulation du chevalier d’Eon est une condition sine qua non pour négocier un financement de Louis XV à la révolution américaine.

Beaumarchais, par sa participation dans la réussite de la révolte, sera accusé par le gouvernement de Louis XVI d’avoir contribué à creuser le déficit du royaume et, indirectement, causé la Révolution française. Ironiquement, en acceptant de soutenir la contrebande d’armes de Beaumarchais, la France est entraînée dans le conflit qu’elle voulait éviter en employant le dramaturge : une guerre avec la Grande-Bretagne. Beaumarchais passera la fin de sa vie à lutter contre la pauvreté.

Une autre histoire de la révolution américaine

Espion en révolution, et c’est son principal intérêt, n’est pas un récit classique sur la révolution américaine. Bien avant que Benjamin Franklin, considéré comme un des pères de la nation américaine, ne mette les pieds en France, Deane avait déjà posé les fondements de l’alliance, lui facilitant ainsi grandement le travail. La plupart des récits historiques portant sur cette période ignorent ce personnage clé. Lorsqu’il est mentionné, il est dépeint comme un escroc qui aurait essayé de s’enrichir aux dépens de la société (notamment à cause de l’action de ses concurrents politiques qui ont publié sa correspondance et ont œuvré pour le discréditer), un pantin de la Couronne britannique ou un traître. Aucune preuve n’a été apportée.

Par ailleurs, contrairement aux récits classiques sur l’indépendance américaine, les fondateurs des Etats-Unis ne sont pas placés sur un piédestal et sont décrits comme des hommes faillibles et pas toujours très honnêtes. Les principes de la démocratie américaine ont été mis en œuvre par des hommes qui étaient loin d’être des illustrations parfaites des idéaux qu’ils prônaient. Benjamin Franklin, par exemple, manipulait les instruments de la puissance publique pour atteindre ses propres objectifs financiers. Pour Joël Richard Paul, en plaçant les pères fondateurs sur un piédestal, nous risquons d’instaurer une ligne de conduite impossible à tenir pour les générations futures. Pour lui, il serait peut-être plus avisé de tirer de l’histoire des États-Unis la leçon que la fragilité humaine fait partie de son héritage : « L’idée selon laquelle le cours de l’histoire n’est pas guidé par des personnalités fortes ou vertueuses peut être déconcertante, mais l’expérience nous apprend que, parfois, les événements qui font l’histoire surviennent par accident. Le hasard attribue aux gens des rôles extraordinaires […]. En regardant le passé, nous pouvons penser que nous discernons une sorte de main invisible qui gouverne l’issue des guerres et des révolutions, mais au moment où l’histoire se fait, c’est le hasard qui est maître ».

Cette réflexion sur les personnages clés de l’Histoire peut être un intéressant point de réflexion avec les élèves, dans le cadre de séances construites autour des acteurs. Cela permet également de réfléchir avec eux sur l’Histoire comme science vivante, construite par des hommes imparfaits et (ré)écrite par des hommes tout aussi imparfaits.

Quand l’Histoire dépasse la fiction : un récit rocambolesque

Espions en révolution propose une nouvelle lecture de l’indépendance américaine, tellement exubérante et décalée, qu’elle se lit presque comme un roman. Les trois protagonistes, hauts en couleurs et très imparfaits, vivent des aventures si rocambolesques qu’on a du mal à y croire. L’ouvrage est une course folle à travers les rues, les quiproquos, la diplomatie clandestine, les intrigues sexuelles et romantiques, les tractations secrètes, les actes d’espionnage, etc. Sa lecture est très plaisante, vivante et amusante. C’est une source précieuse d’anecdotes et une véritable bouffée d’air frais.