Le pays des Européens : que se cache-t-il derrière le titre de cet ouvrage de Sylvain Kahn et Jacques Lévy ? Que cherchent-ils à démontrer ? Pour parler d’Europe, tous deux choisissent d’aborder la question de l’Europe sous l’angle de l’espace. Le livre se positionne dans une démarche de « science citoyenne », pour éclairer les citoyens européens dans un débat souvent piégé selon les auteurs. Rappelons que Sylvain Kahn est historien et géographe, professeur à Science Po, spécialiste des questions européennes tandis que Jacques Lévy, géographe, est professeur à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne. Il a de plus reçu en 2018 le prix Vautrin-Lud soit la plus haute distinction en géographie pour l’ensemble de son oeuvre. Ils appartiennent tous deux au rhizome de recherche Chôros. 

Changer de lunettes

Cette première partie vise à faire voir l’Europe débarrassée d’un certain nombre de clichés qui collent à son nom. L’affirmation forte des auteurs est que l’Europe n’est pas seulement un ensemble d’Etats, c’est une société. Ils définissent le terme ainsi : « ensemble multidimensionnel de réalités sociales mettant en cohérence des composantes fortement interreliées ». Plus simplement, on peut parler de société lorsque il y a plus de différences à l’extérieur qu’à l’intérieur d’un ensemble. Dit autrement, on peut donc tout à fait être français et européen. Syvain Kahn et Jacques Lévy remarquent que « plus que d’une liste de points communs, c’est plutôt l’identification des enjeux qui se posent aujourd’hui aux citoyens européens ». Il faut rappeler quelques chiffres pour tenter de lutter contre des idées reçues. La réalité par exemple, c’est qu’il y a aujourd’hui 38 000 fonctionnaires européens qui gèrent un peu plus de 500 millions d’habitants quand il y a 55 000 fonctionnaires à la ville de Paris pour gérer 2 millions d’habitants. Certes, les missions des uns et des autres ne sont pas semblables, mais il est difficile tout de même de continuer à poser l’étiquette bureaucrate sur les fonctionnaires européens. On peut appartenir à plusieurs cercles « aimer Brest ne signifie pas moins aimer la France ». « L’Europe c’est une histoire et une géographie » comme l’annonce le titre du chapitre 2 et c’est une construction dans laquelle les villes ont toujours joué un très grand rôle. Les auteurs reviennent ensuite sur la question de la pauvreté en Europe en la comparant au reste du monde. Là encore, il faut prendre le temps d’examiner les chiffres : 6,9 % de la population de la planète produit 22,1 % du PIB mondial. Les Etats-Unis sont certes plus productifs et plus riches, mais ils offrent aussi le spectacle d’une société plus inégale où la nature est moins préservée alors qu’ils forment un seul pays au contraire de l’Union européenne. Les différences de richesse existent en Europe mais elles ne forment pas un gouffre. 

L’Union taille sa route

Cette deuxième partie insiste sur les rebondissements et sur le côté inédit de cette construction. Le mot d’ordre pourrait être : la discussion plutôt que le conflit. La construction européenne « consiste à assumer l’héritage d’un passé contrasté et à métaboliser cet héritage pour inventer quelque chose de nouveau. ». Les auteurs voient dans les différentes configurations de l’Union européenne plutôt une force qu’une faiblesse. Ils consacrent un chapitre au Brexit sous le titre « Démonstration par l’absurde ». Là encore, ils insistent sur le coté pacifique de cette transition sachant qu’on parle d’un Etat qui en quitte d’autres. Dans l’histoire, ce genre de situation a plutôt donné lieu à des conflits. Les auteurs rappellent aussi quelques exemples qui montrent que l’Union existe : elle siège à l’OMC pour elle-même ou est membre du G 20 aux côtés d’un petit nombre seulement de ses Etats membres.

Ce qui se joue avec l’Europe

Sylvain Kahn et Jacques Lévy dressent ensuite un état des lieux des défis actuels. Ils interrogent l’idée d’illébéralisme, phénomène qui s’est développé depuis une quinzaine d’années dans certains pays d’Europe de l’Est. Rappelons que le terme désigne le fait  qu’il y a bien des élections mais que les responsables au pouvoir se défient des autres aspects de la démocratie. Ils s’arrêtent sur les cas autrichien et italien, prolongent sur le populisme et parlent également de la Russie. Les deux auteurs invitent également à sortir du manichéisme migratoire, prolongeant ainsi l’angle de la première partie qui visait à clarifier certaines idées reçues. Sur 512 millions d’habitants, l’UE compte 22 millions de ressortissants non-européens, soit 4 %, dont un quart réside en Allemagne. Aux Etats-Unis cette proportion est de 13 %. Il faut aussi redire que l’immense majorité des migrants des pays pauvres se dirigent vers d’autres pays pauvres. De même, le milliard et demi de personnes qui sont sorties du sous-développement depuis cinquante ans ne le doivent pas à la migration. Et tant qu’à parler chiffres, il faut  préciser que la PAC représente 37 % du budget de l’UE mais ne bénéficie qu’à 5 % de sa population qui ne contribuent que pour 1,5 % au PIB de l’Union. On peut certes relativiser en expliquant qu’il s’agit de nourrir les Européens mais la réalité du déséquilibre est bien là quand même. 

Aux Européens d’en décider

Dans cette quatrième partie, Sylvain Kahn et Jacques Lévy veulent montrer que les citoyens ont leur mot à dire. « Les institutions européennes sont moins compliquées qu’exotiques ». Mais, en même temps, l’Union européenne n’est ni un Etat fédéral, ni un Etat centralisé. Les auteurs pronostiquaient déjà pour les élections européennes de 2019 ce qui s’est passé depuis, à savoir que deux grands partis ne détiennent plus la majorité comme ce fut le cas depuis quarante ans. Cela doit amener les représentants à être plus créatif et plus inventif. 

Ce livre développe donc la thèse que ce qui nous rapproche est finalement plus important que ce qui nous sépare. En ce sens, il existe une société européenne, un espace européen. Les auteurs soulignent également plusieurs éléments d’un modèle européen sans oublier certaines de ses réalisations. Faisant fi de tout un contexte plutôt porté sur la défiance, Jacques Lévy et Sylvain Kahn affirment, et de façon souvent convaincante, que l’Europe est déjà le pays des Européens. 

© Jean-Pierre Costille pour les clionautes