« Vivre, mourir et résister dans un pays occupé »
Ancien royaume dominant la Haute Asie à l’époque médiévale, le Tibet est une « source d’irritation pour le Parti Communiste Chinois depuis les années 1930 » (page 10). La résistance locale à l’arrivée des troupes chinoises, la conquête de Lhassa, l’enclavement, les contestations locales et l’immolation d’une centaine de moines depuis 2008 sont des enjeux majeurs pour le gouvernement chinois. L’objectif est clair : maintenir la souveraineté sur la région, siniser la population, contrôler le clergé bouddhiste et disposer d’un avant-poste pour surveiller l’armée indienne.
Après un premier livre remarqué et publié en français en 2010 à propos de la Corée du Nord (« Vies ordinaires en Corée du Nord », republié en 2021 sous le titre « Rien à envier au reste du monde »), la journaliste américaine Barbara Demick s’intéresse cette fois-ci à la vie de la population tibétaine dans la ville et la préfecture de Ngaba, située au Sichuan à la lisière du Qinghai, et formant la partie Est du Tibet historique. L’enquête porte également sur la ville de Meruma, située à 25 kilomètres à l’est de Ngaba, le long de la route menant à Chengdu.
Ancienne correspondante à Séoul et à Pékin pour le Los Angeles Times, l’auteur a mené son enquête en se rendant à Ngaba et en interrogeant de nombreux réfugiés tibétains en Inde, notamment à Dharamsala. Les conditions pour se rendre dans le chef-lieu de la préfecture sont épiques.
Je me suis rendue pour la première fois à Ngaba au début de l’été 2013. Même si, d’un point de vue légal, rien ne s’opposait à ma visite – et effectivement , lorsque j’ai appelé le service de presse de la préfecture, on m’a confirmé que j’y étais autorisée -, je savais par d’autres personnes que la police chinoise arrêtait les étrangers aux checkpoints. On en était déjà à plus d’une centaine d’immolations et la ville était verrouillée. Je m’y suis introduite au crépuscule, le moment que je privilégie pour mes déplacements sur le plateau tibétain. Après avoir pris un taxi dans une localité voisine, je me suis discrètement tassée dans l’ombre de la banquette arrière. Alors que la voiture louvoyait dans la semi-obscurité à travers un paysage vide, à l’exception de quelques tentes, le calme vespéral a été rompu par l’éclat bref et aveuglant d’un flash. Les autorités avaient photographié notre véhicule, mais apparemment sans réussir à détecter ma présence à l’arrière. Le taxi a poursuivi son chemin sur la route déserte. Nous sommes parvenus au poste de contrôle établi derrière le monastère de Kirti en plein milieu de la relève des soldats et avons pu passer sans encombre.
Le Tibet profané de Barbara Demick, Albin Michel, 2022, pages 339-340
Au fil des pages, le lecteur découvre plusieurs portraits de Tibétains, des années 1930 jusqu’à la fin des années 2010. Parmi eux, on retrouve Gonpo, la fille de l’ancien roi Mei de Ngaba, partagée entre les cultures tibétaine et chinoise, et qui a été envoyée travailler au Xinjiang dans les années 1970. Malgré le travail harassant à la ferme, Gonpo parvient à étudier et à obtenir de nombreux concours dans l’administration chinoise. Mais au moment de la proclamation des résultats, son origine tibétaine devenait un frein insurmontable à la validation de son concours. Elle parvint à quitter le Xinjiang lors de son voyage de noces avec Xiao Tu, un jeune chinois rencontré à la ferme. Gonpo est désormais refugiée en Inde auprès du Dalaï Lama.
Les portraits de Tsegyam, Pema, Dechen, Delek, Norbu, Sonam, Dongtuk et Tsépé sont attachants et éclairent sur les mutations de la région depuis l’arrivée des Han dans les années 1950. Moines, marchands, professeurs, hôteliers ou lycéens, sont l’objet d’une attention particulière de la part du gouvernement chinois. Les anecdotes sont nombreuses (la résistance dans les lycées, la diffusion de tracts dans la principale rue de la ville, les allers-retours à Lhassa en vue de franchir la frontière, la sédentarisation et la recul de l’élevage de yacks dans la région), et toujours mises en perspective grâce à un important travail de contextualisation. L’intégration des marges, les inégalités socio-spatiales et l’insertion dans la mondialisation sont des thèmes récurrents.
Dham était le point de passage entre le Népal et la République populaire de Chine, dernière étape pour les routiers qui transportaient les produits manufacturés chinois bon marché – cuiseurs de riz, téléphones portables, DVD, baskets et vêtements. Le président Xi Jinping se plaît à appeler ces voies commerciales les Nouvelles Routes de la soie. Dans les années 1980 et 1990, les entrepreneurs de Ngaba comme Norbu étaient des acteurs majeurs à Dham, dont ils contrôlaient l’essentiel des échanges, mais à l’arrivée de Dechen et Pema en 2010, les boutiques de la localité étaient principalement tenues par des Chinois. Leurs camions passaient la frontière sur le pont de l’Amitié, une structure à arche en acier qui fait partie de la route du même nom construite au cours des années 1960 pour célébrer les liens entre la Chine et le Népal.
Le Tibet profané de Barbara Demick, Albin Michel, 2022, page 305
Un essai prenant qui éclaire les enjeux de politiques intérieures et extérieures du Tibet, à hauteur d’hommes et de femmes.
Pour aller plus loin :
- Présentation de l’éditeur -> Lien
Antoine BARONNET @ Clionautes